Colère et douleur ont tellement rempli mon coeur
Sirventès de Ricaut Bonomel, chevalier du Temple (1265)
TRADUCTION FRANÇAISE
I
La colère et la douleur ont tellement rempli mon cœur
Que peu s'en faut que je ne me tue,
Ou que je n'abandonne la croix que j'avais prise
En l'honneur de celui qui fut mis en croix ;
Car Croix ni Foi ne me portent secours ni ne me protègent
Contre les Turcs félons, que Dieu maudisse ;
Au contraire il semble, d'après ce que l'on peut voir,
Que Dieu veut les assister à notre détriment.
II
Au premier bond ils ont conquis Césarée
Et ils ont pris par violence le fort château d'Arsuf.
Ah ! Seigneur Dieu, quel chemin ont-ils pris
Tant de chevaliers, tant de sergents, tant de bourgeois
Qui étaient dans les murs d'Arsuf !
Hélas ! Le royaume de Syrie
En a tant perdu que, à dire vrai,
A jamais sa puissance en sera amoindrie.
III
Il est donc bien fol, celui qui mène la lutte contre les Turcs
Puisque Jésus-Christ ne s'oppose pas du tout à eux ;
Car ils ont vaincu et continuent à vaincre, ce qui me cause grand peine,
Francs et Tartares, Arméniens et Persans ;
Et ici chaque jour ils sont victorieux de nous
Car Dieu dort qui avait l'habitude de veiller.
Et Mahomet agi de toutes ses forces
Et fait agir Melicadefer.
IV
Il ne semble pas que pour autant il renonce à la lutte,
Au contraire il a juré et dit bien ouvertement
Que dorénavant il ne restera plus, s'il le peut, dans ce pays
Un seul homme qui croie en Jésus-Christ ;
Qu'au contraire il fera une mosquée
De l'église de Sainte Marie ;
Et puisque son Fils, qui devrait en être affligé
Le veut et que cela lui plaît, cela doit bien nous plaire (aussi).
V
Le Pape prodigue des indulgences
A Charles et aux Français pour lutter contre les Lombards
Et, à notre encontre, fait montre de grande cupidité,
Car il accorde des indulgences et donne nos croix pour des sous tournois.
Et quiconque veut échanger l'expédition outre-mer
Contre la guerre de Lombardie
Notre légat lui en donnera le pouvoir
Car ils (le Pape et le Légot) vendent Dieu et les indulgences
[pour de l'argent comptant.
VI
Seigneurs Français, Alexandrie
Vous a fait bien pis que la Lombardie
Car ici les turcs nous ont dominés de toutes leurs forces,
Pris et vaincus et donnés pour de l'argent comptant.
VERSION ORIGINALE OCCITANE
I
Ir'e dolors s'es dins mon cor asseza
Si qu'a per pauc no m'auci demanes,
O meta jos la crotz qu'avi preza
A la honor d'aquel qu'en crotz fo mes ;
Cor crotz ni lei no'm val ni guia
Contr'als fels Turcs, cui Dieus maldia ;
Anz es semblans, segon qu'hom pot vezer,
C'al dan de nos los vol Dieus mantener.
II
Al primier saut, an Cesaria conqueza
E'l fort castel d'Alsuf per forza pres.
Ai ! Senher Dieus, e qual via an preza
Que dinz los murs d'Alsuf avia ?
Ailas ! Lo regne de Suria
N'a tant perdut, qui'n vol dir lo ver,
Per tostemps mais n'er mermatz de poder !
III
Doncs, ben es fols qui a Turcs mou conteza
Pois Ihesus Christs non lor contrasta res ;
Qu'il an vencut e venzon, de que'm peza,
Francs et Tartres, Ermenis e Perses,
E nos venzon sai chascun dia,
Car Dieus dorm, qui veillar solia,
E Bafometz obra de son poder
E fai obrar lo Melicadefer.
IV
No m'es semblan que per tan se recreza,
Anz a jurat e dit tot a pales
Que ja nuls hom que en Jhesu Crist creza
Non remandra, s'el pot, en est paes.
Enans fara bafomaria
Del mostier de Sancta Maria.
E pus son Fils, que'n degra dol aver
O vol n'el plaz, ben deu a nos plazer.
V
Lo papa fai de perdon gran largueza
Contr'als Lombartz, a Carl'e als Frances
E sai, ves nos, en mostra gran cobeza,
Que nostras crotz perdona per tornes.
E qui vol camjar romaria
Per la guerra de Lombardia
Nostre legatz lor en dara poder,
Qu'il vendon Dieu e'l perdon per aver.
VI
Senhors Frances, Alexandria
Vos a piegz fag que Lombardia
Que sai nos an Turc sobraz de poder,
Pres e vencutz e donatz per aver.
poème extrait de A de Bastard; "La colère et la douleur d'un templier en Terre Sainte" (1265); Revue des Langues Romanes; tome LXXXI; n° 1974; 2ème fascicule