La chapelle templière de Cressac-Dognon:
les lys de la vallée
« Mon fils, souviens-toi de ta fin et tu ne pécheras jamais (Eccli. 7.40). Rappelle-toi les origines de ta vie, sois attentif à son milieu, souviens-toi de ta fin. Les origines te rempliront de honte, le milieu de douleur, la fin de crainte. Souviens-toi d’où tu viens, et tu ne pourras que rougir. Réalise où tu es, et tu n’as plus qu’à gémir. Rappelle-toi où tu vas, et tremble. Sois bien attentif à ne plus demeurer dans l’ignorance à cet égard; ceci, pour échapper au risque d’avoir à entendre, tombant sur toi, cette terrifiante menace que l’Époux lance en ces termes: Si tu ne te connais pas, ô belle entre les femmes, sors et pars sur les traces des troupeaux de tes compagnons (Cant. 1.8) Et d’abord, ô homme, lorsque tu étais à l’honneur, tu n’as pas su le comprendre. aussi a-t-on pu te comparer aux animaux sans raison (Ps. 48.13), et de fait, tu leur es devenu semblable. […] Souviens-toi de ta noblesse d’origine, et ressens la honte d’une telle déchéance. Ne reste pas sans savoir ta beauté native, pour mieux être confus de ta laideur. Voilà, selon Salomon, la confession qui conduit à la gloire (Eccli. 4.25), quand on se sent confus d’être tombé d’une gloire si élevée. Tu étais autrefois couronné de gloire et d’honneur, établi par le Seigneur sur les oeuvres de ses mains (Ps. 8.6 s), tu habitais le paradis, comme concitoyen des anges et familier du Saigneur Sabaoth (Eph. 2.19)
Saint Bernard; Sermons divers n°12; « Les origines, le milieu et la fin de notre existence »
C’est dans la province templière du Poitou - une des sept provinces de l’ordre en Occident - que se situe la chapelle du lieu-dit Le Dognon sur la commune de Cressac. La commanderie templière du Dognon fut bâtie dans les années 1150-1160 sur les terres ayant appartenu au seigneur de Chatigniers, originaire du Limousin. Cette terre située sur la modeste commune de Cressac fut offerte aux Templiers après le retour du seigneur de Chatigniers de la Seconde Croisade.
La chapelle de cette commanderie respecte en tous points les canons architecturaux de la tradition cistercienne: simplicité, sobriété et dépouillement. Composée d’une seule nef de forme rectangulaire, la chapelle se termine par un chevet plat percé d’un triplet surmonté d’une rosace quadrilobée : un « simple rectangle orienté » selon les vœux de saint Bernard, ce qui pourrait faire penser que cette chapelle était dédiée à Sainte Marie. On remarque d’ailleurs que l’église du village de Cressac est dédiée à Notre-Dame.
Au premier abord, la commanderie du Dognon apparaît comme un établissement sans grande envergure. Les dépositions des frères templiers pendant leur procès semble démontrer que la chapelle du Dognon n’a servi à réceptionner comme frères du Temple que de simples Sergents. Dans cette chapelle, ce n’est pas le beau manteau blanc réservé à ceux qui avaient été adoubés Chevaliers qu’on délivrait , mais plus communément le manteau brun dévolu aux hommes d’extraction plus modeste et qui formaient la grande majorité du peuple templier.
Il est évident que cette « humble » chapelle templière de province, comme il en existe des centaines en France, n’aurait pas attiré notre attention si par un mystère encore inexpliqué elle ne recelait entre ses murs une impressionnante série de fresques que le pasteur Duproix eut l’heureuse initiative de faire classer aux monuments historiques au début du XX° siècle.
Ces fresques sont un témoignage exceptionnel sur l’histoire des croisades et sur la mentalité des hommes qui ont vécu en Terre Sainte. Hélas le temps ayant fait son oeuvre, une partie des fresques de la chapelle aurait disparu. Il a été affirmé que tous les murs à l’intérieur de la chapelle étaient recouverts d’un enduit peint à fresques. Si cela était véritablement le cas, il faudrait admettre que les fresques du mur sud de la chapelle ont entièrement disparu suite à la démolition et à la reconstruction de ce mur.
De plus, les fresques du mur nord sont assez détériorées. Petite consolation: un peintre charentais, Eugène Sadoux, a reproduit les fresques du mur nord telles qu’on pouvait les admirer en 1871. Les peintures en aquarelle d’Eugène Sadoux sont un témoignage précieux qui nous révèle certains détails aujourd’hui disparus.
Description des fresques
Il faut bien admettre que des études consistantes sur les fresques de la chapelle templière du Dognon nous font encore cruellement défaut. Aujourd’hui, seule une partie des fresques a pu être identifiée grâce aux travaux de Mrs Paul Deschamps et Marc Thibout, respectivement membre de l’Institut et Conservateur des Musées nationaux, dans leur ouvrage La Peinture murale en France, le haut Moyen-Âge et l’époque romane éditée en 1951.
Sur le mur nord, la scène supérieure a été identifiée comme la représentation de la bataille de La Bocquée menée en 1163 par le seigneur poitevin Hugues VIII de Lusignan, accompagné de Geoffroi Martel, frère cadet du Comte d’Angoulême.
Sur le mur ouest, au-dessus de la porte d’entrée, sont représentées plusieurs scènes. On identifie sur la gauche un chevalier qui protège une dame en combattant un dragon.
Les experts y ont reconnu la légende de saint Georges sauvant la princesse de Silène. Sur la façade est, à gauche du triplet, on peut admirer l’archange saint Michel qui effectue la pesée des âmes le jour du Jugement Dernier.
Et à droite, un évêque mitré.
Il faut préciser que les représentations de l’archange saint Michel et de l’évêque doivent être datées du XIII° ou XIV° siècle car c’est seulement à partir du XIII° siècle que l’on commence à employer les teintures bleues dans les fresques. Voilà à peu près tout ce qui a été identifié jusqu’à ce jour.
La scène inférieure du mur nord n’a pas été identifiée. On y voit une scène de bataille et ce qui ressemble à une scène d’échange de prisonniers.
La seule indication concernant le fresque inférieure nous a été révélée lors de sa restauration dans les années 1950-1957. Cette fresque inférieure a été rajoutée ultérieurement. A l’origine, la chapelle ne comprenait que la fresque supérieure sur le mur nord. Dans un premier temps, l’artiste sous la fresque supérieure avait reproduit à la peinture ocre un parement de pierre en trompe-l’oeil qui devait finir la décoration du mur. Ce n’est qu’après cette première décoration qu’a été rajoutée la fresque inférieure qui tire sur les tons ocres pour masquer la première décoration. Lors de la restauration des fresques, il a été laissé apparent l'ancien parement de pierres sur la fresque inférieure.
Selon Mrs. Deschamps et Thibout, la première série de fresques aurait été peinte entre les années 1170-1180. Dans une note en page 137 de leur ouvrage, ils précisent qu’ils se basent sur les renseignement de Mr Bernard Mahieu, archiviste aux Archives nationales, qui appuie ses constatations sur la forme des casques au Moyen-Âge qu’il a étudié à travers des sceaux datés représentant des chevaliers.
Le casque conique, comme celui que porte saint Georges sur la fresque de la chapelle du Dognon, est courant au XII° siècle et figure pour la dernière fois sur le sceau de Jean de Corbeil en 1196.
Le premier exemple d’un casque à timbre rond à nasale, plus moderne que le précédent, apparaît sur un sceau de Philippe d’Alsace en 1170.
Le dernier exemple de ce genre de casque est représenté sur le sceau de Dauphin, Comte de Clermont, en 1199. Dès le début du XIII° siècle les casques à timbre rond sont remplacés chez les chevaliers par des casques à timbre plat.
En nous basant sur la forme des casques représentés dans la chapelle, nous avons donc une fourchette assez large pour la réalisation de ces fresques: entre 1170 et 1196. Mrs Deschamps et Thibout resserrent cette date entre 1170 et 1180, date charnière où une forme de casque remplace l’autre et en prenant compte du fait que la première fresque du mur nord a dû être exécutée peu de temps après la bataille de la Bocquée en 1163. au-delà de ces renseignements, nous sommes dans le flou total.
Sur le mur ouest, faisant pendant à saint Georges, nos auteurs ne semblent pas hésiter à reconnaître une barque sur un étang - qui serait la suite de la légende de saint Georges.
Cette explication semble fort douteuse. De même, la scène où une reine accueille un chevalier couronné dont le cheval écrase un petit personnage grimaçant fait référence selon ces auteurs au grand empereur Constantin (310-337) accueilli par l’Eglise triomphante.
Constantin fut le premier empereur romain chrétien qui condamna le paganisme. Mais ces auteurs ne cherchent pas à expliquer pourquoi cette scène est entourée de fleurs de lys. Et la reine, richement vêtue, affublée de longues manches à la mode des cours princières de l’époque, paraît un peu trop coquette pour n'être qu'une représentation de l’Eglise, même triomphante.
Tentative d’identification du cavalier couronné
Ces doutes ont ouvert la voie à d’autres interprétations. Pour certains auteurs, le cavalier couronné serait le roi de France, Louis VII , « héros de la Seconde Croisade », avec son épouse Aliénor d’Aquitaine. Louis VII fut le premier roi de France à arborer les fleurs de lys sur ses bannières. Selon certains historiens, ce serait en lisant un texte de saint Bernard qui comparait la Jérusalem Céleste à un champ semé de lys que le roi de France aurait eu l’idée de remplacer son manteau à champ d’étoiles par un semis de lys. Dans une lettre adressée à Guillaume, Patriarche de Jérusalem, saint Bernard écrit :"Oui, de tous les évêques du monde, vous êtes le seul à qui il ait confié la garde de l'heureux pays où naquit l 'arbre de vie par excellence, celui qui se couvre de fruit selon sa nature et au pied duquel poussent les fleurs des champs et les lys de la vallée ." ( lettre CCCXCIII )
L'identification du cavalier couronné avec le roi de France pose cependant un problème: pour saint Bernard, comme pour les Templiers, le roi de France Louis VII est loin d’être perçu comme le héros de la Seconde Croisade - bien au contraire. Quand Louis VII décide de partir en croisade, le royaume de Jérusalem est dirigé par la Reine Mélisende, veuve du roi Foulques d’Anjou, décédé le 10 novembre 1143 d’un accident de chasse. Il laisse deux enfants mâles: Baudoin III, âgé de treize ans, et Amaury, âgé de sept ans. La Reine Mélisende assure la régence du royaume au nom de son fils aîné Baudoin III. Elle est soutenu dans cette tâche par les conseils avisés du Sénéchal de l’ordre des Templiers André de Montbard (1140-1154), qui est le propre oncle de saint Bernard. Autant dire qu’à travers André de Montbard et la Reine Mélisende, c’est saint Bernard lui-même qui, de son monastère de la Claire Vallée, veille aux affaires de la Terre Sainte.
La décision de Louis VII de partir en croisade sous prétexte d’expier ses fautes inquiéta fortement l’abbé de la Claire Vallée et à juste titre. Le roi de France venait de se rendre coupable d’un crime odieux en faisant incendier l’église de Vitry-en-Perthois où tous les habitants s’étaient réfugiés pour échapper à la soldatesque du roi. C’est dans des cris d’horreur que tous -hommes, femmes et enfants - finirent brûlées vifs. Les cendres fumantes de l’église ne laissèrent derrière elles qu’une odeur nauséabonde de cochon grillé. Ce crime atroce nous rappelle celui d’Oradour-sur-Glane, perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale où les éléments d’une division SS n’avaient pas hésité à exterminer toute une population que l’on avait au préalable rassemblée dans l’église du village. Ce dernier exemple est donné pour comprendre l’opinion que pouvaient avoir saint Bernard et les Templiers d’un roi capable de telles extrémités - même si ce dernier avait l’impudence de se parer d’un manteau semé de lys, symbole d’une pureté qui lui faisait grandement défaut.
Les craintes de saint Bernard n’étaient que trop justifiées. Non seulement pendant la Seconde Croisade, le roi de France s’est totalement désintéressé de reprendre la cité d’Edesse aux musulmans - objectif annoncé de la Seconde Croisade- mais en plus il va trahir l’idéal de la Cité Sainte en rétablissant sur les états latins de Terre Sainte le droit féodal franc. Le roi de France va jouer la carte de Baudoin III contre Mélisende et André de Montbard. Le résultat de cette politique est que pour la première fois de leur histoire et pour un certain temps, l’ordre des Templiers sera rejeté dans une opposition à une monarchie hiérosolymitaine mise sous tutelle des rois de France.
Dans une lettre adressée au début de l’année 1153 à son oncle André de Montbard, saint Bernard révèle le fond de sa pensée à propos de la croisade dirigée par Louis VII. « Malheur à nos princes! ils n’ont rien fait de bon dans la terre du Seigneur, et dans leurs pays où ils sont revenus en hâte, ils exercent des maux incroyables, et ne compatissent point à l’affliction de ‘Joseph ’. Ils ont du pouvoir quand il faut commettre le mal, et quand il s’agit de faire le bien, ils n’en n’ont plus. » ( lettre CCLXXXVIII ) Au regard de cette lettre écrite par le père spirituel des Templiers , on a du mal à croire que la chapelle templière de Cressac ait pu songer à faire l’éloge de l’action de la monarchie capétienne en Terre Sainte.
Nouvelle hypothèse d’identification du cavalier couronné
L’hypothèse que nous allons tenter de défendre est que le cavalier couronné serait la représentation de Guy de Lusignan, devenu roi de Jérusalem grâce à son mariage en 1180 avec Sybille de Jérusalem, unique héritière du royaume. Le sacre de la Reine Sybille et de son époux Guy eut lieu à Jérusalem en l’an de grâce 1186 avec l’appui inconditionnel du Patriarche de Jérusalem Héraclius (1180-1191) et du puissant ordre des Templiers dirigé par le Grand-Maître Gérard de Rideford (1185-1189).
Une partie des fresques du mur ouest de la chapelle de Cressac-Dognon - chapelle , souvenons-nous, qui faisait partie de la province templière du Poitou - célébrerait l’accession d’une maison poitevine au trône de Jérusalem. Si cette hypothèse se confirmait, il faudrait au minimum reculer la réalisation d’une partie de ces fresques à l’année 1186 - ce qui reste recevable, compte tenu de la fourchette comprise entre les années 1170 et 1196.
Pour le sacre de Guy de Lusignan et de Sybille, l’ordre des Templiers et son Grand-Maître Gérard de Rideford, alliés au Patriarche de Jérusalem et à quelques barons de Terre Sainte, n’ont pas hésité à organiser un véritable coup d’état à Jérusalem - car avec le poitevin Guy de Lusignan l’ordre des Templiers retrouvait enfin sa place comme premier collaborateur de la royauté hiérosolymitaine.
La fresque principale de la chapelle du Dognon sur le mur nord nous raconte la bataille de la Bocquée. Au printemps 1163, Nur al-Din, atabeg d’Alep et de Damas, décida d’attaquer le comté de Tripoli - le plus faible des trois états francs de Terre Sainte. La première étape de cette campagne militaire était la prise de la grande forteresse de l’ordre des Hospitaliers appelée le Krak des Chevaliers. Nur al-Din vint planter ses tentes dans les plaines de la Bocquée au pied de la forteresse où il rassemblait ses troupes pour préparer un siège en règle.
L’atabeg avait pris soin de faire surveiller les routes du sud par lesquelles les secours venus de Jérusalem pouvaient toujours survenir. Mais pour le reste sa confiance était totale en ce qui concernait sa supériorité militaire sur le comté de Tripoli aussi bien que sur la principauté d’Antioche située plus au nord.
L’annonce de l’attaque des troupes de Nur al-Din sur le Krak des Chevaliers se répandit comme une traînée de poudre dans les états latins. Au même moment, dans la cité d’Antioche, le hasard voulut que la ville était embouteillée de chevaliers : un fort contingent de chevaliers poitevins, de l’Angoumois et du Saintonge qui avaient suivi leur seigneurs en pèlerinage à Jérusalem se préparaient à embarquer dans le port de Saint-Syméon près d’Antioche pour retrouver leurs familles en Poitou. Celui qui les commandait était le Comte de la Marche, Hugues VIII de Lusignan, accompagné de Geoffroi Martel, frère cadet du Comte d’Angoulême, Guillaume Taillefer. Mais ces puissants barons devaient patienter à Antioche car dans le même temps un corps d’armée byzantin venait de débarquer à Saint-Syméon. il était commandé par le gouverneur de Cilicie, Constantin Coloman.
Quand la nouvelle de l’offensive des musulmans parvint jusqu’à Antioche, le Comte Hugues VIII de Lusignan, y vit une bonne occasion de s’illustrer dans une expédition en Terre Sainte où il n’avait jusqu’à maintenant rien prouvé. Le nombre des chevaliers présents à ce moment à Antioche était assez conséquent pour prétendre constituer une armée de secours. Le corps expéditionnaire byzantin était prêt à s’engager dans cette aventure. Hugues VIII de Lusignan décida de prendre la tête de cette armée et reçut l’appui des chevaliers d’Antioche conduits par Robert Mansel. Hugues de Lusignan put aussi compter sur le renfort d’un contingent de Templiers dirigé par le Maître de la province d’Antioche, Gilbert de Lascy.
Nur al-Din, toujours campé dans la plaine de la Bocquée, attendait tranquillement que toutes ses troupes soient rassemblées pour entreprendre le siège du Krak des Chevaliers défendu par l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. L’armée d’Hugues VIII de Lusignan réagissant au plus vite partit au petit matin au son des musiciens - toute la population d’Antioche s’étant amassée sur les remparts pour les voir partir.
Les Francs avançant à marche forcée arrivèrent vers midi au nord-ouest des positions de Nur al-Din. Le soleil était haut dans le ciel. A cause de la chaleur, les soldats de Nur al-Din se tenaient sous leurs tentes, récupérant des forces dans la perspective des jours à venir. Quand les premières sentinelles turques aperçurent une troupe de chevaliers se dirigeant vers eux, ils pensèrent naturellement qu’ils avaient à faire à des musulmans venus en renfort. Mais la troupe approchant, en scrutant les bannières au vent, portant la croix, il fallut se rendre à l’évidence: une armée franque attaquait par le nord. Affolés, les sentinelles donnèrent l’alerte.
Mais il était déjà trop tard. Les Francs, apercevant les premières lignes turques qui commençaient à s’agiter, chargèrent au triple galop. Une avant-garde musulmane essaya bien de faire face à la charge des chevaliers francs, mais n’ayant pas eu le temps de se préparer, au premier choc, elle fut culbutée sur place. En entendant le tumulte, les soldats de Nur al-Din sortirent de leurs tentes incrédules et n’eurent le temps que d’apercevoir cette vision d’horreur où une armée de chevaliers, bannières déployées, lances en avant, se ruait sur eux en visant leurs poitrines. Nur al-Din, alerté que les Francs s’élançaient sur sa tente comme un seul homme, se précipita par la sortie de derrière et sauta sur le cheval de relais sans s’apercevoir que l’animal avait encore les pattes entravées par une corde attachée à un piquet. Nur al-Din allait mourir bêtement quand un chevalier kurde de sa suite sauta de son cheval pour trancher la corde. Nur al-Din put s’enfuir, mais les chevaliers francs étaient à ce point derrière ses talons que le chevalier kurde n’eut pas le loisir de remonter sur son cheval et fut tué sur place. Nur al-Din réussit à se réfugier dans la cité de Homs qui était à 33 kilomètres du champ de bataille.
Avec cette victoire retentissante, Hugues VIII de Lusignan - qui avait failli repartir de Terre Sainte sans laisser de trace - se fit un nom dans les états latins de Terre Sainte. Les premiers à en bénéficier furent ses fils. Hugues VIII de Lusignan avait eu le bonheur d’avoir une grande descendance mâle, mais dans le système féodal franc seul l’aîné héritait des biens de son père. Les puînés avaient de grandes chances, malgré une éducation soignée, de finir en parents pauvres - toujours à la quête d’un beau mariage pour espérer diriger les biens de leur future épouse. Mais dans les provinces du Poitou, les beaux partis se faisaient rares. La réussite d’Hugues de Lusignan à la bataille de la Bocquée offrit à ses nombreux enfants des opportunités dans les lointains territoires de Palestine.
Le premier qui semble avoir franchi le pas est Amaury de Lusignan. N’ayant plus rien à espérer en terre poitevine, il tenta sa chance en Orient et fut présenté à la cour de Jérusalem. Brave, vaillant et cultivé, Amaury semble avoir fait bonne impression à la cour - surtout auprès de la mère du roi, Agnès de Courtenay qui le prit sous sa protection et le fit nommer au titre de chambellan de Jérusalem en 1175. Le roi de Jérusalem, Baudoin IV le mariera bientôt à Echive d’Ibelin, fille du seigneur de Ramla et d’Ibelin. l’avenir d’Amaury semble désormais assuré. Mais le chevalier poitevin ne s’en contenta pas.
Amaury eut surtout l’intelligence de se constituer un parti au sein de la cour de Jérusalem. Pour se faire, il vanta les mérites de son frère Guy à la soeur aînée du roi de Jérusalem, Sybille, qui, veuve d’un premier mariage se voit promise à un vieux chevalier encore prisonnier des Sarrasins. Sybille, comme sa mère, Agnès de Courtenay, rêvait autant de pouvoir que d’amour, et le jeune Guy est officiellement invité à se présenter à la cour de Jérusalem. L’affaire était d’une telle importance pour la maison des Lusignan qu’Amaury de Lusignan devenu Connétable du royaume, se rendit lui-même en Poitou sur les terres des Lusignan pour aller chercher son frère. Amaury ramena en Terre Sainte Guy de Lusignan, dûment catéchisé sur les attentes de ces dames et sur les forces en présence à la cour de Jérusalem. Il est probable qu’Amaury et Guy aient embarqués pour la Terre Sainte dans le port de La Rochelle. C’est peut-être cet épisode qui est décrit dans la chapelle de Cressac-Dognon qui dépendait de la baillie de la Rochelle où l’on aperçoit deux personnages embarquer sur une nef faisant voile vers la Terre Sainte. L’indication de la Terre Sainte nous est donnée grâce au détail du soleil se levant sur l’horizon surmonté d’une fleur de lys.
Cette scène précède celle où on peut admirer une reine offrant une fleur de lys à un chevalier couronné dont le cheval foule aux pieds un personnage grimaçant. Arrivé à Jérusalem, Guy de Lusignan ne déçut pas les attentes romantiques des dames de la cour. Guy était beau, jeune et sans malice - et surtout, comme son frère Amaury, attentif aux désirs de ces dames. Il avait ce charme des ‘french-lovers’ éduqués dans l’esprit de l’amour courtois où faire sa cour à sa dame était un préalable naturel et un signe d’éducation et de raffinement qui faisait se pâmer ces dames - bien loin de ces vieux chevaliers de Terre Sainte aux moeurs bourrues, habitués à ferrailler contre les Sarrasins et qui n’avaient guère de dispositions pour ces fadaises. Le seul raffinement qui trouvait grâce à leurs yeux étaient une estocade bien placée.
La cour de Jérusalem avait soif de ce raffinement à la française - où un jeune chevalier appréciait la littérature de son temps, pouvait tirer son épée du fourreau la journée et tout de même goûter le soir les vers d’une poésie courtoise, chanson d’amour de l’époque. La galanterie et la spiritualité faisaient partie de l’éducation de ces français qui avaient le grand avantage pour ces dames de n’être ni des clercs ni des moines. Et il semble que très vite Guy de Lusignan donna des gages à Sybille de sa virile dévotion - gages que seul le mariage pouvait réparer. Certes Guy était un prétendant fidèle et attentif aux désirs de sa bien-aimée, mais il avait surtout le vilain défaut aux yeux de la cour d’être sans fortune. Seul les souvenirs des exploits de son père Hugues VIII de Lusignan et le soutien sans faille de son frère Amaury plaidaient pour lui.
Il semble que cela ait suffit dans un premier temps. Cédant aux pressantes sollicitations de sa soeur, appuyée par sa mère Agnès de Courtenay, le roi de Jérusalem Baudoin IV consentit à cette union et inféoda à Guy le comté de Jaffa et d’Ascalon que Sybille apportait en dot. L’union fut consacrée avant Pâques 1180.
Beaucoup d’historiens ont jugé avec sévérité l’union de Sybille, soeur du roi de Jérusalem, avec Guy de Lusignan. Pour eux, ces femmes s’étaient laissées séduire par un bellâtre - qui plus est, qu’on disait simplet parce que sans malice, ce qui était considéré comme une tare funeste dans des territoires qui étaient sans cesse sous la menace d’invasion de prédateurs redoutables.
Tout cela, Agnès de Courtenay et Sybille en avaient parfaitement conscience. Alors pourquoi s’amouracher d’un français un peu simplet et sans fortune au risque de tout perdre? La réponse au mystère de cette ‘french touch’ irrésistible se trouve dans la modeste chapelle templière de Cressac-Dognon. Elle s’exprime sur les fresques de la chapelle à travers la fleur de lys que la bien-aimée offre à son époux.
Les lys de la vallée
Cette fleur de lys, qui est parsemée sur plusieurs fresques de la chapelle, n’est pas la représentation du blason des capétiens comme l’on cru certains historiens: elle est l’expression de la religion d’amour entre un époux et sa bien-aimée. Celui qui s’est fait le chantre de cette religion est le père spirituel des Templiers, le cistercien saint Bernard. Ce lys trouve ses origines dans un texte biblique: le Cantique des Cantiques, appelé aussi Cantique de Salomon, qui est un chant d’amour entre deux amants. Saint Bernard, abbé cistercien de la Claire Vallée, fera dans ses sermons un commentaire détaillé du Cantique des Cantiques. Toute l’originalité de la démarche de saint Bernard est d’introduire à travers cette lecture la présence récurrente d’une femme, la Bien-Aimée, présentée comme un lieu sacré où s’épanouira l’âme de l’époux.
C’est à une quête que nous convie la Religion d’Amour. Et la Bien-Aimée en est l’objet principal. L’influence du culte marial sur la spiritualité cistercienne est incontestable. Elle doit beaucoup à l’intérêt que les cisterciens porteront à ce texte. Saint Bernard insistera particulièrement sur une phrase de ce texte biblique où l’Épouse affirme: « Je suis la fleur du champ et le lys des vallées ». Le lys représente les vertus qui vont séduire le Bien-Aimé. Il y en a trois: les bonnes oeuvres pour le salut de l’âme, la virginité ou la pureté qui peut s’associer à la simplicité du coeur - reproche que l’on faisait à Guy de Lusignan - et enfin la vertu du martyr, associée au combat à mener qui couronne l’Amour que la Bien-Aimée portera à son Époux. Dans cette phrase « je suis la fleur des champs et le lys des vallées », le champ est interprété comme le monde dans lequel l’Époux doit se confronter à un grand nombre de tribulations. quant à la vallée, elle couronne les humbles « car il viendra un temps où toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée, alors on verra paraître la splendeur de la vie éternelle, ce lys immortel, non des collines, mais des vallées. » (Saint Bernard, Sermons, XLVII)
L’Époux et l’Épouse peuvent être interprétés de plusieurs façons. Chez les cisterciens la Vierge Marie porte un amour tout maternel à son Fils. Mais dans ses sermons saint Bernard donne un autre nom à l’Épouse. Il l’appelle Jérusalem, cette terre de l’incarnation du Christ, cette terre qui est comme un champ parsemé de lys - telle qu’elle est représentée sur les fresques de la chapelle templière de Cressac. Jérusalem est la Bien-Aimée et Agnès de Courtenay et Sybille incarnent la quête de cet humble chevalier Guy de Lusignan, qui rassemble sur lui toutes les odeurs du lys. Quand saint Bernard parle de l’Épouse, il précise: « c’est ce qui fait qu’elle tâche à se conformer le plus qu’elle peut à cette beauté qui est venue du ciel, en apprenant d’elle à être modeste et sobre, à être chaste et sainte, patiente et compatissante, douce et humble de coeur. Et c’est par ces vertus, qu’elle s’efforce toute éloignée qu’elle est de plaire à celui que les anges désirent contempler sans cesse afin qu’étant brûlée du même désir qui enflamme ces esprits bienheureux elle fasse connaître qu’elle est concitoyenne des saints et domestique de Dieu qu’elle est sa Bien-Aimée et son Épouse. » (Saint Bernard, Sermons, XXVII, 7)
Qu’importait la modeste situation de Guy de Lusignan? Car il est le lys de la vallée, de cette vallée d’où sont issus les citoyens. L’amour que portait Sybille de Jérusalem à Guy de Lusignan était autant mû par l’espoir de partager un désir réciproque qu’un choix politique. Sybille de Jérusalem souhaitait rétablir les états latins de Terre Sainte dans leurs anciens statuts, c’est-à-dire redevenir le premier état citoyen latin depuis l’effondrement du monde romain. C’est probablement pour cette raison que Guy de Lusignan est représenté sur les fresques de Cressac en Empereur romain - que Mrs. Deschamps et Thibout ont confondu avec Constantin.
En admirant les fresques de la chapelle templière de Cressac-Dognon, on se demande en voyant ce chevalier couronné entouré de lys si Guy de Lusignan avant de partir en Terre Sainte ne se serait pas affilié à l’ordre des Templiers. Rappelons que c’est l’ordre des Templiers qui va revendre l’île de Chypre en 1292 au même Guy de Lusignan qui deviendra roi de Chypre de 1192 à 1194.
Jérusalem la Bien-Aimée
Jérusalem, Jérusalem, ô, Jérusalem, cité trois fois sainte ! Il n’y a pas que le roi Salomon qui ait chanté tes louanges. Il y a aussi ces braves chevaliers qui habitaient tous ensemble dans la maison du roi. Eux aussi ont été des veilleurs attentifs. « Tous sont armés de l’épée, exercés au combat; chacun porte son épée sur sa hanche, pour écarter les alarmes de la nuit. » (Cantique des Cantiques III, 8). Eux aussi, en arpentant les ruelles étroites de leur Bien-Aimée, ils ont pu s’exclamer: « Car voici que l’hiver est fini; la pluie a cessé, elle a disparu. Les fleurs ont paru sur la terre, le temps des chants est arrivé » (Cantique des Cantiques, II, 11) Eux aussi, les pauvres chevaliers du Temple de Salomon ont entendu l’Épouse leur susurrer : « Je suis la fleur des champs et le lys des vallées ». Ils ont eu l’audace de s’approcher si près que le parfum de la fleur a comblé leurs sens, au point que son odeur se soit imprégnée sur leurs vêtements comme la couche des amants qui le jour levé garde la trace des plaisirs de la nuit.
Le pouvoir de la noblesse féminine au Moyen-Âge venait du fait que les femmes pouvaient hériter dans certains cas de territoires qui parfois faisaient figure de véritables états. Aliénor, l’unique héritière du duché d’Aquitaine, faisait partie de ces femmes. Mélisende , la régente du Royaume de Jérusalem en était une autre. Et à leur manière, toutes les deux ont choisi l’univers de la Stricte Observance bénédictine comme modèle de gouvernance pour leur état.
Agnès de Courtenay et Sybille de Jérusalem ont fait le même choix. Les hommes qui prétendaient défendre ces valeurs devaient être à la hauteur de leurs exigences. Seul un homme qui rassemblait les trois vertus du lys en était digne. Ces vertus étaient: les bonnes oeuvres, la pureté et l’esprit de martyr à l’image du chevalier saint Georges martyr pour sa foi. Agnès de Courtenay, la mère de Sybille de Jérusalem, avait de bonnes raisons de mépriser les valeurs féodales de la monarchie: son mari et père de ses enfants, Amaury, pour pouvoir devenir roi de Jérusalem, avait été obligé de la répudier. Les barons du royaume avaient jugé Agnès de Courtenay indigne de devenir leur reine. Amaury 1er (1163-1174), roi de Jérusalem, n'avait pas hésité à la sacrifier sur l'autel de ses ambitions. En secondes noces, le roi de Jérusalem épousa Marie Comnène, nièce de l'empereur byzantin.
Cette humble chapelle, plantée au milieu de nulle part, nous révèle l’essence même de la tradition des cours d’amour du Moyen-Âge qui trouve ses racines dans le Cantique des Cantiques, à l’origine un chant d’amour entre le peuple d’Israël et sa terre promise. Il ne faut pas s’étonner de trouver dans une chapelle appartenant à des moines soldats qui fuyaient la compagnie des dames des motifs si courtois. Ici sont magnifiées les valeurs du chevalier-servant, qui protège sa dame au péril de sa propre vie. En célébrant à travers ces fresques le mariage de Guy de Lusignan avec Sybille de Jérusalem, les Templiers célébraient aussi le fait que cette union leur permettait de retrouver leur place au sein du royaume de Jérusalem.
Et ce n’est pas non plus un hasard si la femme couronnée tend à son époux non pas une couronne mais une simple fleur de lys. Ce lys nous rappelle que dans l’univers de la Stricte Observance bénédictine ce sont les vertus de l’âme qui forgent les hommes - non pas leur naissance, ni leur fortune.
par Jean-Pierre SCHMIT