L'initiation sacerdotale
selon l'ordre de Melchisédech - 1ère partie
Tel est l'enseignement que suggère saintement la tradition symbolique en dépouillant pour ainsi dire le néophyte de sa vie antérieure, en lui arrachant jusqu'aux dernières affections d'ici-bas, en le plaçant le corps et les pieds nus, face à l'occident pour abjurer les mains tendues toute communication avec les ténèbres mauvaises, pour expulser en quelque sorte tout ce qui, dans sa conduite passée, portait le signe de la dissemblance pour accepter l'abjuration totale de tout principe contraire à la conformité divine. Devenu ainsi invincible et libre, on le tourne vers l'orient pour lui montrer qu'en répudiant toute malice il pourra recevoir dans leur parfaite pureté la possession et la contemplation de la Lumière divine.
Traité de la Hiérarchie Ecclésiastique par saint Denys l'Aréopagite, chapitre 2, III, 5
Une longue traversée du désert
Malgré la chute de l'Empire romain en 476, suivie de la terrible période des invasions barbares, l'Église romaine catholique et apostolique n'a jamais renoncé à faire recouvrer aux chrétiens leur ancien statut de citoyens. A travers la création des états pontificaux, les successeurs du pape Étienne II (752-757) vont tenter de rétablir cet idéal. Mais après la mort de l'empereur Charlemagne (814), l'empire carolingien va très vite se décomposer. Une seconde période sombre de l'histoire occidentale s'ouvre. La décadence de la civilisation carolingienne entraîne l'émergence de la société féodale avec tous ses excès. Elle va durer près de trois siècles. Les états pontificaux n'y résisteront pas et la plupart des biens de l'Église romaine finiront par être aliénés au profit d'une féodalité toujours plus avide de conquêtes, engloutissant avec elle le souvenir même de la citoyenneté chrétienne.
Dans cette lame de fond féodale, un territoire semble avoir résisté au déluge. Il se situe au-delà des Pyrénées, dans les anciennes marches d'Espagne de l'empire carolingien.
Un signe ne trompe pas: le symbole du chrisme dit « de Constantin » y a survécu. L'empereur Constantin (306-337) est le premier empereur romain à s'être converti au christianisme. Par cette conversion, en recevant le baptême, il ouvrait aux chrétiens le droit à la citoyenneté romaine. L'empereur Constantin fit du chrisme, symbole de la naissance du Sauveur Jésus-Christ, le signe de sa victoire sur ses ennemis. Dans l'ancienne religion romaine, le chrisme simple sans l'alpha et l'omega fut le symbole dans le culte solaire du Solis Invecti, Soleil Invaincu, fête du solstice d'hiver.
Les provinces méridionales d'Occitanie, des deux côtes des Pyrénées, ont très tôt été romanisées au temps de la République romaine. Les occitans en temps que citoyens actifs et responsables de la vie en communauté, sont resté attachés au droit des individus - fondement de toute démocratie. Leur chance fut que les envahisseurs wisigoths étaient des chrétiens ariens très romanisés. Le droit et la morale romaines eurent peu d'assauts à subir de cette invasion. Les Wisigoths furent par exemple les premiers à établir un texte juridique se voulant la synthèse entre le droit romain et le droit germanique: le fameux bréviaire d'Alaric promulgué en 506 à Toulouse, capitale de l'empire wisigoth. Le bréviaire d'Alaric compilait un abrégé de droit à l'intention des populations romaines du royaume qui sera longtemps le principal texte de droit romain connu en Occident.
Refoulés par les Francs, la plupart des Wisigoths se réfugieront en Espagne pour faire de Tolède leur nouvelle capitale à la fin du VIème siècle.
La culture des Wisigoths n'en restera pas moins vivace en Occident. Saint Benoit d'Aniane (750 - 821), le grand réformateur du monachisme carolingien, était lui-même le fils d'un aristocrate languedocien wisigoth nommé Aigulphe, comte de Maguelone.
Dans la péninsule ibérique, les anciennes marches Espagne, les territoires de Catalogne et d'Aragon, seront les conservatoires de la culture romaine. Dans la bibliothèque de la grande abbaye catalane de Sainte-Marie-de-Ripoll, les ouvrages des auteurs latins sont en nombre – comme Virgile, Cicéron, Macrobe, Jules César, Juvénal, Térence,... A côté des auteurs latins, nous trouvons des manuscrits de droit canonique et surtout de droit civil romain, wisigoth et carolingien.
Après la tutelle des Wisigoths, c'est à travers le monachisme bénédictin que l'esprit de la citoyenneté chrétienne va survivre en Occident. Parmi les moines qui vont être formés en Catalogne au monastère de Sainte-Marie-de-Ripoll, on compte Gerbert d'Aurillac (vers 945-1003), esprit brillant du puissant ordre de Cluny, qui deviendra le pape de l'an mille sous le nom de Sylvestre II (999-1003) en référence à Sylvestre Ier (314-335) - le pape qui sous l'empereur Constantin vit le christianisme devenir la religion de l'état romain.
L'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech s'inscrit dans cette longue traversée du désert en Occident avant que ne ressurgisse l'espoir chez les chrétiens que la loi et le droit fassent de nouveaux les hommes et non plus l'inverse.
Il semble que ce soit grâce aux efforts du pape grégorien Urbain II (1088-1099), ancien moine de Cluny et grand promoteur du mouvement canonial des chanoines réguliers selon la règle de saint Augustin , que va s'affirmer le sacerdoce selon l'ordre de Melchisédech.
C'est sous le pontificat du pape Urbain II que Robert de Molesmes (v.1029–1111), présent au concile grégorien de Clermont en 1096 qui appellera à la première croisade, créera en 1098 le Nouveau Monastère de Cîteaux et la Stricte Observance bénédictine après que l'ordre bénédictin de Cluny, fidèle à l'église carolingienne, se soit opposé à toute confrontation entre l'Église et le Saint Empire Romain Germanique.
De même, c'est le pape Urbain II qui nomma Anselme (v.1033-1109), le prieur de l'abbaye du Bec-Héllouin en Normandie, archevêque de Cantorbéry. L'œuvre de saint Anselme sera une référence théologique pour la spiritualité des chanoines réguliers.
Denys l'Aréopagite et le sacerdoce de Melchisédech
Pour bien appréhender cette spiritualité des chanoines réguliers suivant la Règle de saint Augustin, il nous faut présenter un des piliers de leur enseignement. Il s'agit d'un texte grec du Vème siècle: la Hiérarchie Céleste, attribué à Denys l'Aréopagite, premier évêque d'Athènes, et qui sera commenté dans la grande abbaye parisienne de chanoines réguliers par l'un de ses maîtres, Hugues de Saint-Victor (1096-1141). Ce texte introduit à l'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech. Il présente la hiérarchie angélique composée de neuf chœurs, des anges aux séraphins. La voie angélique est un chemin essentiellement symbolique. Ces symboles sont tirés de la Bible. Le texte nous dit:
« (…) les porte-paroles des secrets de Dieu n'usent pas seulement, de façon sainte pour manifester les dispositions célestes mais parfois aussi pour les révélations qui concernent la Théarchie. Il leur advient de la célébrer à partir de réalités qui apparaissent comme de haut prix, lorsqu'ils l'appellent, par exemple, Soleil de justice, Étoile du matin qui se lève saintement sur l'esprit, Lumière qui resplendit sans voiles et de façon intelligible (...) » (in: La Hérarchie Céleste; chapitre II; 'les images de la Théarchie')
Dans l'ancienne religion romaine, l'étoile du matin correspond à la planète Vénus, qui accompagne toujours le soleil et jamais ne s'éloigne de lui de plus de 47°. Elle était appelée Vesper ou Hesperus dans le ciel du couchant où elle apparaît à l'ouest vers l'Occident, au-dessus du lieu où le soleil disparaît, et Lucifer dans le ciel de l'aube, à l'est, vers l'orient, marquant l'horizon là où le soleil réapparaitra. L'étoile Vénus annonce la nuit mais surtout le jour de la renaissance du Soleil de Justice avec toute la connotation républicaine que le mot « justice » contient dans l'initiation selon l'ordre de Melchisédech. On peut admirer la représentation de cette étoile dans le cloître de la cathédrale romane de Roda de Isabena en Aragon.
Pour les citoyens romains, Vénus est la déesse de l'Amour, de la Beauté, de la Fertilité et de la Mer. Elle était considérée comme la mère du peuple romain grâce à son fils Enée. Pour les chantres de la Respublica Christiana, la déesse Vénus sera associée à une autre étoile: Marie, étymologiquement 'étoile de la mer'. Précisons enfin que Lucifer signifie 'qui porte la lumière'. Sur le sarcophage du chanoine régulier Raymond de Durban (mort en 1126) ancien prieur des chanoines réguliers de Saint-Sernin de Toulouse, puis évêque de Barbastro et enfin évêque de Roda de Isabena, on comprend que ce qui porte la lumière, représenté par l'enfant Jésus, c'est Marie.
Marie est aussi celle qui pleure au pied de la Croix le sacrifice de son fils.
La théologie mystique contenue dans l'œuvre de la Hiérarchie Céleste se réfère explicitement au sacerdoce de Melchisédech.
« (…) il faut considérer que Melchisédech, le grand ami de Dieu, ne fut point grand-prêtre de vaines idoles, mais du Dieu véritable et très-haut. Car les connaisseurs des mystères divins n'ont pas appelé simplement Melchisédech ami de Dieu, mais aussi prêtre, afin de manifester clairement aux sages qu'il ne se convertit point seul au Dieu véritable mais qu'en outre, comme grand prêtre, il pousse d'autres hommes aussi à s'élever vers la vraie et unique Théarchie. » (ibid,; chapitre IX; 'le sacerdoce de Melchisédech')
On remarque dans ce texte un autre passage:
« Mais puisque derechef la Sagesse simple et « infinie en ressources » va jusqu'à habiller ceux qui sont nus et jusqu'à les munir d'équipements, il faut bien que nous fassions aussi, autant que possible, l'exégèse des vêtements et instruments sacrés qui sont attribués aux esprits célestes.(...) leurs équipements d'arpenteurs et de constructeurs (signifient) qu'ils fondent , édifient et achèvent, ainsi que toutes les autres fonctions qu'ils exercent afin d'élever et de convertir providentiellement leurs inférieurs.» (ibid; chapitre XV; 'Vêtements et équipements')
Ce texte établit une relation entre l'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech et l'art ancestral des géomètres et arpenteurs. Il nous est dit que les équipements des arpenteurs et constructeurs – on pense au tablier des tailleurs de pierre, au fil à plomb, mais surtout à l'équerre et au compas - sont les signes qui permettent d'élever et de convertir.
Le chanoine régulier Hugues de Saint-Victor dans son Commentaire sur la Hiérarchie Céleste prendra bien soin d'appréhender l'œuvre selon les postulats augustiniens sur la nature et la grâce.
« Deux images avaient été proposées à l'homme, où il aurait pu voir les réalités invisibles: la première image est celle de la nature; la seconde est celle de la grâce. L'image de la nature était le spectacle de ce monde. L'image de la grâce était l'humanité du Verbe. L'une et l'autre images montraient Dieu, mais l'une et l'autre ne le faisaient pas comprendre , puisque le spectacle de la nature a bien pu démontrer qu'elle avait un auteur, mais non pas illuminer les yeux de celui qui la contemple. En revanche, l'humanité du Sauveur a été à la fois le remède qui pouvait permettre aux aveugles de recevoir la lumière, et l'enseignement qui pouvait permettre à ces yeux devenus sains de reconnaître la vérité. [Suit le rappel de la guérison de l'aveugle-né, qui lui permet de reconnaître le Christ (Jean, IX, 1-38). (…)] Le Christ a donc d'abord donné la lumière, ensuite il a administré sa propre preuve, c'est-à-dire: il s'est fait connaître par ces yeux qu'il venait de guérir. La nature en effet a pu donner une preuve, mais elle n'a pas pu donner l'illumination. Le monde, lui aussi, a annoncé par le spectacle qu'il offre son propre Créateur, mais il n'a pas infusé au cœur des hommes l'intelligence de la vérité. Ainsi donc les images de la nature évoquaient seulement le Créateur; mais les images de la grâce montraient Dieu comme présent, car il a créé les premières pour faire comprendre qu'il existe, mais il a agi dans les secondes pour s'y faire reconnaître comme présent. Telle est la distance qui sépare la théologie de ce monde de cette autre théologie qu'on appelle divine. »
Si nous nous référons à la figure du chrisme, la théologie divine, la théologie par la grâce, est une théologie solaire. Elle correspond symboliquement au cycle du soleil, du solstice d'hiver au solstice d'été. La théologie mondaine, théologie de la nature et de ses symboles, est une théologie lunaire, qui n'est que le pâle reflet de l'astre solaire. Le cycle lunaire commence à la Saint Jean Baptiste et se termine avec saint Jean l'Evangéliste. Elle est attribuée au Saint-Esprit.
L'initiation par la chair et le sang
A l'école des chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris, il semble qu'il ait existé un parallèle entre théologie divine et théologie mondaine, et le corps et le sang du Christ. Souvenons-nous que Melchisédech a donné à Abraham le pain et le vin – ce qui dans le sacrement eucharistique de l'Église signifie le corps et le sang du Christ. Voilà ce que le chanoine régulier Achard de Saint-Victor (vers 1100 – 1172) nous dit à propos du sacrement eucharistique :
« sous le sacrement du Corps, c'est peut-être la puissance de Dieu qui nous est communiquée, et sous le sacrement du sang, sa sagesse... la puissance est elle-même en relation avec la vie active, laquelle s'occupe des choses extérieures, le sang est plus intérieur et se rapporte à la sagesse qui conduit à la vie contemplative. Le corps du Christ est mangé pour obtenir l'immortalité de notre corps, son sang est bu pour acquérir la béatitude de l'esprit. De même, nous prenons le corps du Christ, pour que le corps de notre humiliation soit configuré au corps de sa gloire (cf. Paul III, 21), tandis que nous buvons son sang afin que notre esprit soit conformé à celui du Christ. » Sermon IV
Ce sang du Christ sera au Moyen Age celui recueilli dans la coupe du saint Graal. Vers la fin du XIème siècle c'est Don Sancho, évêque de Jaca, qui officie avec la précieuse relique. Mais le pape Alexandre II (1061-1073) veut imposer la liturgie romaine en Espagne par l'intermédiaire de son légat Hugues Candide. Don Sancho, attaché à son ancienne liturgie, appelée tolédane ou mozarabe, démissionne de sa charge d'évêque en 1071. Dans la liturgie de Tolède, les prêtres de l'Église d'Espagne lisaient l'Apocalypse de saint Jean de Pâques à la Pentecôte, d'où la profusion des célèbres Beatus qui étaient des commentaires souvent illustrés de cette Apocalypse.
Après l'abolition de la liturgie tolédane en Aragon remplacée par la liturgie romaine, Don Sancho sera réexpédié dans son ancien monastère de Saint-Jean-Baptiste-du-Rocher. Dans son exil, l'ancien évêque emmène avec lui la précieuse relique -ouvrant en quelque sorte un cycle d'occultation du Saint Graal. Dans sa période de gloire, la précieuse coupe, le Saint Graal, était probablement sorti de son coffret d'ivoire pendant la semaine pascale. La coupe est constituée d'une pierre taillée semi-précieuse, une agate cornaline de couleur orangée. Dans son éclairage normal, elle apparaît opaque. Mais les agates cornalines sont légèrement translucides, et sous l'éclat des rayons du soleil, la pierre s'éclaire. Elle se met à briller. Sous l'effet de la lumière, la pierre prend une couleur rouge-vermeil dû à la présence d''oxyde de fer. Ce spectacle faisait la joie et l'admiration de l'assemblée des fidèles réunis dans la cathédrale. Le sang du Christ apparaissait dans la coupe pleine de lumière.
Denys l'Aréopagite précise dans la Hiérarchie Céleste :
« si la Parole de Dieu représente encore les essences célestes sous les espèces de l'airain, du vermeil et des pierres multicolores, c'est que le vermeil, unissant en lui la double apparence de l'or et de l'argent, manifeste la pureté incorruptible, inépuisable, indéfectible et intangible de l'or, et en même temps l'éclat brillant, lumineux et céleste de l'argent (...) » Chapitre 15, 7
Symboliquement, la couleur vermeil du sang du Christ dans la coupe du saint Graal rassemble deux éléments – la pureté solaire de l'or et l'éclat lumineux de l'argent lunaire. Pureté et illumination, voilà toute l'exigence et l'espérance d'une âme introduite dans l'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech.
L'église grégorienne accordera aux Pauvres Chevaliers du Christ du Temple de Salomon de porter la croix des anges légèrement pattée, de couleur rouge vermeil, en l'honneur du sang versé par notre Seigneur Jésus-Christ.
Le monastère de Saint-Jean-Baptiste-du-Rocher est construit au creux d'une falaise où la lumière a bien du mal à pénétrer. Don Sancho faisait un dernier pied-de-nez à l'église romaine. Condamnée au ténèbres, la coupe du Saint-Graal ne devait plus jamais dévoiler le mystère du sacrifice divin.
Cependant, il n'est pas impossible qu'en hiver, tout particulièrement quand le soleil est le plus bas dans le ciel, la lumière plus rasante qu'à n'importe quel autre jour de l'année finisse par pénétrer au plus profond du rocher pour atteindre la sainte coupe.
Mais au Moyen Age, seuls quelques moines bénédictins de Cluny, certains prélats ou quelques nobles chevaliers triés sur le volet, avaient le privilège de la voir briller ce jour-là, au solstice d'hiver.
En 1123, le chanoine régulier, Raymond de Durban, alors évêque de Barbastro, consacrera l'église de Saint-Clément de Taüll. Ce sera là l'occasion de la réalisation d'un décor mural représentant la Vierge Marie portant une coupe d'où s'échappent des rayons de lumière. Signalons que sur le socle de la coupe du saint Graal est gravé une inscription coufique « litzãhira », ce qui signifie « qui brille ».
Au Moyen Age, à l'époque où se développe l'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech, Marie et saint Jean Baptiste sont bien les deux gardiens du saint Graal.
l'initiation symbolique : la voie de la dissemblance
L'œuvre de Denys l'Aréopagite ouvre la voie à l'initiation symbolique comme chemin vers la vraie et unique Théarchie. Mais ce chemin est la voie de la dissemblance. Hugues de Saint-Victor dans son Commentaire sur la Hiérarchie Céleste le précise:
« S'engager dans la démarche descendante de la symbolisation, c'est aussi s'engager dans la voie de la dissemblance, s'écarter de Dieu, en qui seul il n'y a pas de dissemblance. »
Mais qu'on se rassure: la voie de la dissemblance qui dans la théologie mystique de Denys l'Aréopagite s'associait à la via negativa, ou via tenebra, Il est précisé:
« parvenus à la cime de la négation totale, 'nous connaissons sans voiles' »
L'initiation symbolique qui illumine l'esprit sur les mystères divins passe par les voies de la dissemblance. Pour Hugues de Saint-Victor :
« Le caractère énigmatique et grossier des symboles écarte les profanes et préserve la vérité divine de leur curiosité malveillante et de leurs 'profanations' ».( Commentaire sur la Hierarchie Céleste)
Mais méfions-nous de la sémantique. Dans la période médiévale, le profane est avant tout celui qui n'a pas reçu le baptême.
« pour que la lumière agisse il faut des organes capables de la recevoir ; ainsi la science très sage des saints accouche d'abord les catéchumènes grâce à cette nourriture spirituelle des Écritures qui leur confère forme et vie et c'est ensuite seulement, lorsque leur être est achevé et en eux maintenant Dieu peut naître à terme, qu'elle leur accorde pour leur salut et selon les règles de l'ordre d'entrer en communion avec les vérités qui les illumineront et les perfectionneront. » Traité de la Hiérarchie Ecclésiastique, saint Denys l'Aréopagite, Chapitre 3, III, 6
La foi en les Saintes Écritures est le passeport indispensable à la quête du saint Graal. Cette quête nécessite d'emprunter la voie de la dissemblance . C'est guidés par les astres et par l'antique science des géomètres que nous progresserons sur la via negativa pour approcher nos lèvres de la sainte coupe qui recueillit le sang du Christ et remplira notre esprit de sa lumière.
Ce que Hugues de Saint-Victor traduira par:
« Puisque à son propre niveau, qui est très bas, le symbole dissemblable n'est absolument pas explicable, il faudra bien que l'effort de l'intelligence le porte vers le seul principe d'explication valable, qui est en haut. Le vide ou le scandale auront ainsi fait naître la question; la question deviendra réflexion, et la réflexion anagogie»
La via negativa, ou via tenebra, est une descente aux enfers mais dans l'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech au bout de la nuit se cache la promesse que se lèvera le voile sur le mystère divin, la clef du Grand Arpenteur, Créateur du ciel et de la terre, au solstice d'hiver.
Godefroy de Saint-Victor, docteur de la Cité Sainte
Parmi les maîtres qui à travers la liturgie des chanoines réguliers de la Cité Sainte vont initier les frères templiers à cette tradition symbolique, un personnage retient notre attention : il s'agit du chanoine régulier Godefroy de Saint-Victor (v.1125-1194). Nous possédons de lui deux auto-portraits. Sur l'un des deux, il se représente à Jérusalem devant ce qui semblerait les arcades du Templum Domini sur l'esplanade du Temple de Salomon.
Nous savons d'autre part que Godefroy de Saint-Victor possédait une règle des templiers ainsi que De Laudes de saint Bernard. La règle du Temple issue de la bibliothèque de Saint-Victor de Paris appartenant à Godefroy fut longtemps la seule règle des templiers accessible en France. Rappelons que la règle des templiers était un document confidentiel, voire secret, exclusivement réservé aux dignitaires du Temple.
A la fin de cette première partie, nous nous retrouvons donc sur l'esplanade de l'ancien Temple de Salomon, face au chanoine régulier Godefroy de Saint -Victor qui, sur son escalier devant les arcades, nous invite au Templum Domini pour entendre les mystères de la Respublica Christiana. Ce sera le sujet de la deuxième partie.
par Jean-Pierre SCHMIT