"Qu'importe à l'univers
la destruction de l'ordre des Templiers?"
En 1782, le duc Ferdinand de Brunswick, alors Grand Maître de l'ordre maçonnique de la Stricte Observance Templière , avait fait parvenir aux loges de son obédience un questionnaire dans le cadre de la convocation du convent général réuni à Wilhelsmbad. Dans ce questionnaire, le Grand Maître posait notamment les questions suivantes:
-
l'ordre a-t-il pour origine une société ancienne et quelle est cette société?
- Il y-a-t-il réellement des Supérieurs Inconnus, et si oui lesquels?
- quelle est la fin véritable de l'ordre?
- cette fin est-elle la restauration de l'ordre des templiers?
Décidément le Grand Maître se posait beaucoup de questions, au risque de tendre le bâton pour se faire battre. Joseph de Maistre répondit pour son compte personnel: «Qu'importe à l'univers la destruction de l'ordre des templiers? Le fanatisme les créa, l'avarice les abolit: voilà tout.»
Finalement le duc de Brunswick renonça pour son obédience à la dénomination templière, préférant s'en tenir aux termes de rite Écossais Rectifié. On peut tout de même remercier le duc de Brunswick pour sa passivité pendant la bataille de Valmy qui permit aux français de déclarer la République Française le 22 septembre 1792, faisant ainsi accéder les sujets de sa Majesté Louis XVI au statut de citoyens libres et égaux en droits.
Il est intéressant de remarquer que deux événements restent intimement liés dans l'histoire de France: l'arrestation des templiers en 1307 et la proclamation de la République en 1792. L'ironie de l'histoire voudra que pendant les événements révolutionnaires, le roi de France Louis XVI sera emprisonné dans la tour de l'ancien enclos des Templiers de Paris avant d'être guillotiné .
Ce régicide sera vécu par beaucoup de citoyens français comme une vengeance posthume au martyr du grand-maître de l'ordre des Templiers Jacques de Molay. N'en déplaise à Joseph de Maistre, l'histoire avait su garder la mémoire des siècles passés.
une chevalerie au service d'une église citoyenne
La destruction de l'ordre des templiers marquera dans l'histoire occidentale la fin de l'église grégorienne – du nom du pape Grégoire VII (1073-1085), le premier pape qui osa prononcer une sentence définitive d'excommunication à l'encontre d'un empereur du Saint-Empire romain germanique – en l'occurrence Henri IV (1056-1106), laissant le soin à l'assemblée des princes électeurs de pourvoir au «salut de la République» - c'est-à-dire dans la dialectique du pape Grégoire VII à la vacance du trône. Excédé par les excès et l'arrogance de la noblesse féodale, le pape Grégoire VII avait décidé d'arracher la chrétienté à l'asservissement des seigneurs féodaux pour l'amener selon la formule consacrée par les moines occidentaux à devenir des «citoyens du ciel».
Les Pauvres Chevaliers du Christ du Temple de Salomon, plus communément dénommés les templiers, avaient reçu de l'Église Romaine du début du XIIème siècle la charge d'être les gardiens de la Terre Sainte. Mais ce qui reste méconnu, c'est qu'à travers le nouveau royaume latin de Jérusalem les chevaliers de la Première Croisade portaient l'espoir qu'un jour nous accéderions tous au statut de citoyen.
L'ordre des templiers et plus généralement l'Église grégorienne dont cette chevalerie est issue ont eu dans l'histoire de l'Église romaine et apostolique le souci de nous rendre notre libre-arbitre à une époque où nous étions assujettis au pouvoir de la monarchie de droit divin.
L'église grégorienne était issue du monde monastique. Le pape Grégoire VII, fils d'un modeste artisan italien, avait lui-même été élevé à Rome dans un monastère bénédictin.
Grégoire VII et son église s'appuieront sur une tradition théologique issue de Saint Augustin (354-430) et sur des propagandistes comme Bonizo de Sutri pour proclamer la supériorité des institutions ecclésiales inspirées des institutions sénatoriales de l'ancienne République romaine et pour nier à l'empereur germanique et à toute la féodalité carolingienne le droit de s'arroger le pouvoir d'investir les évêques par la crosse et l'anneau. C'est ce que les historiens ont pudiquement appelés la querelle des investitures. En fait de querelle, nous avons une tendance de fond de la part des évêques de Rome qui, à chaque fois qu'ils se sentent menacés dans leur autorité, vont faire appel à la grandeur des institutions de la République romaine pour faire valoir leur primat sur l'Occident.
Un ennemi puissant: l'église carolingienne
Bien entendu, toute l'Église catholique ne partageait pas cette vision citoyenne de la chrétienté. L'église carolingienne, par opposition à l'église grégorienne, trouvera le soutien des successeurs de Charlemagne pour chasser les papes grégoriens de Rome. Le schisme de l'Église catholique était inévitable, et une guerre idéologique va s'engager entre les deux églises romaines. Dans cette guerre d'églises, les symboles vont jouer un grand rôle.
L'église carolingienne s'appuiera quant à elle sur un clergé essentiellement issu de la noblesse féodale. Le jour de gloire de cette église fut le Noël de l'an de grâce 800 où le roi des Francs, Charlemagne, en recevant à Rome la couronne des mains du pape Léon III (795-816) releva le titre d'empereur romain d'Occident.
L'Église latine et l'évêque de Rome s'étaient avec cet événement libérés de la tutelle de l'empire byzantin. Le clergé carolingien donnera à cet événement un sens quasi messianique, faisant de l'empereur franc la figure du Christ libérateur, ou plus exactement d'un «nouveau Christ récapitulateur» selon la terminologie clunisienne. Les conséquences de cette politique seront de donner à la fonction royale un caractère sacerdotal très marqué, et tout naturellement à la croix latine de devenir un symbole puissant de la civilisation carolingienne.
Face à l'Église carolingienne et à ses puissants alliés féodaux, l'église grégorienne était vouée à disparaître. Le pape grégorien Urbain II (1088-1099), ancien moine de Cluny, devra fuir Rome pour se réfugier chez ses alliés normands quand s'installera sur son siège l'anti-pape Clément III, protégé de l'empereur germanique Henri IV. Quant au pape grégorien Gélase II (1118-1119), ancien moine formé au monastère du Mont Cassin, à peine élu par le Sacré Collège, il sera rossé à coups de poing et coups de pied par les hommes de main de Censius Frangipani, noble romain du parti de l'empereur. Persecuté et pourchassé de toutes parts par les gens de Frangipani, le pape Gélase II mourra d'épuisement en exil, exactement un an et quatre jours après son élection.
L'initiative qui va assurer la survie de l'église grégorienne sera l'appel lancé par Urbain II pendant le concile grégorien de Clermont en 1095. La réussite de l'expédition militaire qui va suivre, libérant la cité de Jérusalem sans l'appui d'aucun monarque carolingien, va pour un temps imposer les papes grégoriens sur le siège de Saint-Pierre, au grand dam du clergé carolingien. Souvenons-nous qu'en passant par Rome, les hommes de la première croisade se feront huer par les partisans de l'anti-pape Clément III.
Les deux croix du Christ
Dans son exhortation aux templiers, Saint Bernard parle de ceux qui ont été «élus dans le Christ». Une armée d'élus va libérer Jérusalem et sauvegarder l'Église grégorienne. Les élus sont tous ceux qui ont répondu à l'appel de Clermont et qui selon l'expression du prophète Isaïe «portera sur son épaule le signe de sa domination»(Isaïe; 9,5).
Mais attention! Pour l'Église grégorienne ce signe n'est pas la croix latine, la croix du crucifié, associée à l'église carolingienne mais bien la croix des anges, en honneur dans les monastères. Cette croix grecque est le symbole de la vie spirituelle. Saint Bernard rappelle aux templiers: «'Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie car la chair ne sert de rien.' 'Par ailleurs, celui qui trouve la vie dans les paroles du christ, ne recherche plus la chair; il est du nombre 'des bienheureux qui ont cru sans avoir vu'. (…) quand aux enfants, ou aux hommes qui ressemblent à des animaux, pour tenir compte des limites de leur compréhension, il a la prudence de ne leur proposer que 'Jésus, et Jésus crucifié'.»(Eloge de la nouvelle Chevalerie; 6,12)
C'est la croix à branches égales que l'on apposera sur les épaules des Croisés rassemblés à Clermont, une croix en forme d'étoile qui guidera les pèlerins jusqu'à la Terre Sainte où est né l'enfant-Sauveur pour notre plus grande consolation.
une nouvelle liturgie pour des temps nouveaux
Il est important de souligner que la liturgie grégorienne va aussi faire évoluer les temps forts de l'église. Chez les chanoines réguliers par exemple qui suivent la règle de Saint Augustin, le temps fort liturgique commence avec l'ascension du Christ sur le Mont des Oliviers, moment où le Christ annonce l'arrivée prochaine du «Paraclet», c'est-à-dire de l'esprit de consolation qui se manifestera dix jours plus tard le jour de la Pentecôte. Les chanoines réguliers ont la particularité d'être des clercs qui partagent la vie commune à la manière des moines.
La règle des templiers stipule que les chevaliers suivront les offices selon les usages des chanoines réguliers. A Londres, l'inauguration en 1240 de la nouvelle maison des templiers se fera précisément le jour de l'Ascension. On remarque aussi que dans cette commanderie londonienne on retrouve sur certains gisants templiers des chevaliers avec les jambes croisées.
Dans la symbolique des chanoines réguliers, les jambes croisées figurent le chiffre X romain, ces dix jours qui séparent l'ascension du Christ de la descente de l'Esprit Saint le jour de la Pentecôte. Le jour de la Pentecôte, ce jour du Paraclet, l'esprit de consolation, sera celui de la fête titulaire du collège apostolique, et chez les chanoines réguliers s'associe aussi à la fête du chapitre cathédral – jour de naissance de la nouvelle église.
un nouveau mode de gouvernance
Les consolés dans la culture grégorienne seront tous ceux qui grâce aux nouveaux états latins de Terre Sainte vont enfin avoir voix au chapitre. La constitution du chapitre comme nouveau lieu de pouvoir terrestre sera d'ailleurs la pierre angulaire de la politique menée par l'église grégorienne.
Déjà en 1059, l'Église romaine avait fondé le Sacré Collège, une assemblée de cardinaux qui en violation du droit carolingien s'arrogea le droit d'élire le pape à la place de l'empereur germanique. S'appuyant sur la tradition des monastères qui élisent leur abbé au sein de leurs chapitres, l'église grégorienne voudra généraliser cette institution au chapitre cathédral pour donner aux clercs les moyens d'élire eux-même leurs évêques.
Sous l'impulsion de l'Église grégorienne, l'institution du chapitre va prendre de plus en plus de place dans la gouvernance médiévale. En 1114, l'ordre des moines de Cîteaux va créer le chapitre général – assemblée déliberatrice qui commande tous les monastères de l'ordre, sorte de parlement européen avant l'heure. L'institution du chapitre général sera reprise par les chanoines réguliers de Saint Victor de Paris au plus près du trône de France. Bientôt suivront des ordres de chevalerie comme celui de l'ordre des Templiers crée à Jérusalem en 1119 et qui aura lui aussi la prétention d'élire son Grand Maître. Pour les monarques carolingiens, le danger devient de plus en plus pressant car derrière l'institution du chapitre qui rappelle la tradition romaine du Sénat des anciennes républiques, se profile la tentation de l'Église grégorienne d'étendre au monde profane ce mode de gouvernance.
Personne n'ignore à cette époque que dans les scriptorium des abbayes cisterciennes, des moines revêches copient des romans sur une prétendue Table Ronde autour de laquelle des chevaliers seraient assis à l'égal du roi. Déjà un nouveau royaume d'Occident, celui des Plantagenet semble s'accorder avec la vision des moines.
Il était inévitable qu'une lutte sans merci s'engage entre la monarchie carolingienne et l'église grégorienne. Elle sera totale, et finira dans le royaume de France comme nous le savons.
par Jean-Pierre SCHMIT