Saint Bernard
lettre à Guillaume, Patriarche de Jérusalem
A son vénérable seigneur et très-cher père, par la grâce de Dieu patriarche de Jérusalem, Bernard, abbé de Clairvaux, salut avec l'esprit de vérité qui procède du Père.
1. Je profite de l'occasion que me fournit notre ami commun, le fidèle messager qui doit vous remettre cette lettre, pour vous écrire quelques mots; mes nombreuses occupations ne me permettent pas de faire plus. Si ma démarche paraît indiscrète, la charité qui m'inspire de la tenter sera du moins mon excuse : mais pour ne pas dépasser les bornes que je me suis prescrites, permettez-moi d'en venir de suite au fait. Le Créateur., voulant montrer la profondeur de ses desseins de salut pour les hommes, les aima au point de leur donner son Fils unique; fait homme pour les hommes, ce Fils appela à lui ceux d'entre nous qu'il voulut, et ce choix de prédilection leur valut en même temps un amour privilégié de sa part; mais dans le nombre, il y en eut de plus aimés les uns que les autres, qu'il s'attacha par un choix particulier. Or, parmi ces derniers, c'est-à-dire parmi les élus d'entre les élus, Jésus en distingua encore un plus que tous les autres, pour le faire le favori de son cœur, et le substituer à sa place du haut de la croix où, les mains étendues vers le ciel, il consommait le sacrifice du soir avant de remettre son âme entre les mains de son Père, et tel qu'un frère plein de confiance en son frère, Dieu vierge il recommanda la vierge mère au disciple vierge. Peut-être me demandez-vous où je veux en venir avec ce préambule; écoutez, le voici.
2. De tant de prélats que le Seigneur honore de son sacerdoce et place à la tête de son peuple comme des chefs qui doivent le conduire, c'est vous que par une faveur particulière, il a placé dans la vraie maison de David son serviteur. Oui, de tous les évêques du monde, vous êtes le seul à qui il ait confié la garde de l'heureux pays où naquit l'arbre de vie par excellence, celui qui se couvre de fruits selon sa nature, et au pied duquel poussent les fleurs des champs et les lys de la vallée. Oui, vous êtes entre tous son pontife intime, celui qui tous les jours entre dans sa tente et l'adore à l'endroit même qu'il a marqué de l'empreinte de ses pieds. Il est dit que Moïse reçut un jour du Seigneur l'ordre de dire aux Israélites : « Otez la chaussure de vos pieds, car le lieu où vous êtes est saint (Exod., III, 5.) » Quelle différence en faveur de celui où vous habitez! Si l'un était saint, l'autre l'est deux fois plus; si le premier fut sanctifié par des figures et des ombres, le second l'a été par la Vérité même. Quelle proportion y a-t-il entre la figure et la vérité, entre ce qu'on ne voit qu'en énigme et comme une figure réfléchie par un miroir, et cette splendeur qui se manifeste enfin à découvert et sans voile? Néanmoins, quoique toutes ces choses ne se passassent alors qu'en ombres et en figures, Dieu disait à Moïse : « Ôte la chaussure de tes pieds, car le lieu où tu te trouves est saint. » N'ai-je pas plus de raison de vous dire également : Déposez vos sandales, la terre que vous foulez aux pieds est sainte! Ce qui veut dire: Si votre cœur est empêché dans sa marche par les lourdes chaussures des œuvres de péché, hâtez-vous de les débarrasser de leurs entraves, en vous rappelant que la terre où vous êtes est sainte. Qui ne se sentirait ému d'une crainte respectueuse en foulant aux pieds ces contrées où les entrailles de la miséricorde de Dieu se sont ouvertes sur nos têtes et ont permis au vrai Soleil levant de venir du haut du ciel à nous pour nous visiter (Luc., I, 78) ; où le Père a tendu les bras à son Fils bien-aimé et l'a comblé de ses plus doux baisers quand il est revenu d'un monde si peu fait pour lui? Il me semble impossible de se défendre d'un secret tremblement en touchant cette terre où le Père de toutes consolations et d'infinies miséricordes a daigné verser sur nos blessures le vin et l'huile qui devaient les cicatriser, ce pays qui l'a vu sceller son alliance avec nous. Soyez à jamais béni, Seigneur, d'avoir opéré le salut des hommes au sein de cette heureuse contrée et au milieu des temps et de nous y avoir montré un visage apaisé. N'est-ce pas le cas de dire avec le Prophète : « Votre colère cédera le pas à la miséricorde (Habac., III, 2) ? » On ne peut nier que cette terre ne soit bien autrement ennoblie et sanctifiée que celle où se trouvait Moïse, car c'est vraiment la patrie du Seigneur, c'est là qu'est né Celui qui est venu dans l'eau et dans le sang (I Joan., V, 6), non pas seulement dans l'eau comme Moïse, mais dans l'eau et dans le sang. On peut dire en montrant cette contrée aux hommes: Voilà où l'on a déposé son corps. Après cela je me demande qui est-ce qui osera monter sur la montagne du Seigneur et s'arrêter à l'endroit même qu'il a sanctifié? Ce ne peut être qu'un homme qui, à l'école du Seigneur Jésus, est devenu doux et humble de cœur comme lui.
3. Oui, il n'y a que les humbles qui puissent monter sans crainte sur la montagne du Seigneur, par la raison qu'ils ne sauraient tomber. L'orgueilleux monte et s'élève certainement aussi, mais ce n'est pas pour longtemps, il semble qu'il ne peut se tenir d'aplomb sur ses jambes; il est vrai qu'il n'a qu'un pied, encore n'est-il même pas à lui, car c'est le pied dont le Prophète a dit: « Dieu me garde à jamais d'avoir le pied de l'orgueil (Psalm. XXXV, 12) ! » On peut bien dire, en effet, qu'il n'en a qu'un, l'amour de sa propre excellence; on comprend donc qu'il ne puisse se maintenir longtemps debout sur ce pied unique; aussi voyez comme sont tombés tous ceux qui n'en avaient pas d'autres, les anges dans le ciel et l'homme sur la terre. Dieu n'a point épargné l'arbre qu'il destinait à faire touche, il a puni l'homme qu'il avait créé plein de gloire et de grandeur, pour lui donner l'empire du monde au sortir de ses mains divines; bien plus, il a sévi sur les anges eux-mêmes, ses premières créatures, qu'il s'était plu à faire riches en sagesse, admirables de beauté, et je ne craindrais pas d'être puni pour la même faute, moi obscur habitant d'une vallée de larmes, bien différente, hélas ! du paradis de délices et située si loin du ciel ! Voulez-vous donc être sûr de ne pas tomber, soyez humble, appuyez-vous non sur l'unique pied de l'orgueil, mais sur les deux pieds de l'humilité ; rien ne pourra vous ébranler en quelque endroit que vous vous posiez. De ces deux pieds, l'un est la pensée de la puissance de Dieu, l'autre est la conviction de notre propre faiblesse. Que ces pieds-là sont beaux à voir, qu'ils sont fermes à la marche ! Ils ne savent ce que c'est que de s'avancer au milieu des ténèbres de l'ignorance ou de se souiller de la boue des passions. Au lieu donc de vous laisser aller à des sentiments de vaine gloire et d'orgueil, à cause du poste élevé que vous occupez, ne cessez de vous humilier sous la main puissante de celui qui foule aux pieds la tête des hommes glorieux et superbes. Songez que l’Église qui vous est confiée a été remise entre vos mains, non comme une esclave dans celles d'un maître, mais, pour en revenir au début de ma lettre, comme une mère à son fils, comme Marie à saint Jean, et faites en sorte qu'on puisse dire à cette Eglise en parlant de vous: « Femme, voilà votre fils; » et à vous, en parlant de votre Eglise : «Voici votre mère. » Il n'est pas de plus sûr moyen pour vous de remplir dignement tous les devoirs de votre place et de vous élever vers le royaume de celui qui, tout grand qu'il est, jette ses regards de prédilection sur tout ce qu'il y a de plus petit dans le ciel et sur la terre.
lettre CCCXCIII. à Guillaume, Patriarche de Jérusalem
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/lettres/364-404/lettre392.htm#_Toc53474703