Saint Bernard,

le Sermon des douze étoiles

sermon pour le dimanche dans l'octave de l'assomption de Marie

 

Les douze prérogatives de la bienheureuse vierge Marie, d’après ces paroles de l’Apocalypse : « Il apparut un grand prodige dans le ciel ; c’était une femme revêtue du soleil, elle avait la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur la tête (Apoc. XII, 1). »

 

1. Mes bien chers frères, il est un homme et une femme qui nous ont fait bien du mal ; mais grâce à Dieu, il y eut aussi un homme et une femme pour tout réparer et même avec de grands avantages ; il n’en est point de la grâce comme du péché, et la grandeur du bienfait que nous avons reçu dépasse de beaucoup la perte que nous avions faite. En effet, dans sa prudence et clémence extrêmes, l’ouvrier qui nous a faits n’a point achevé de rompre le vase déjà fêlé, mais il le répara complètement, et si bien, que de l’ancien Adam, il nous en fit un nouveau, et transvasa Ève dans Marie. Il est certain que le Christ seul pouvait suffire, car tout ce qui nous rend capable du salut vient de lui (II Cor. III, 5) ; mais il n’était pas avantageux pour nous que l’homme fût seul, il valait mieux que les deux sexes concourussent ensemble à notre réparation, puisque l’un et l’autre avaient pris part à notre corruption. Sans doute, nous avons un médiateur aussi fidèle que puissant entre Dieu et les hommes, dans l’homme qui s’appelle Jésus-Christ, mais la majesté divine nous impose en lui. Il nous semble que l’humanité est absorbée tout entière dans la divinité , non pas que la substance humaine ait été changée, mais ses sentiments ont été déifiés. Il n’est pas seulement miséricordieux, il est aussi notre juge, car s’il a appris la compassion parce qu’il a lui-même souffert, et devint par là miséricordieux, il a cependant reçu aussi en main la puissance de juger. Après tout, notre Dieu est un feu qui dévore (Deut. IV, 24), comment le pécheur ne craindrait-il point, en approchant de lui, de périr devant sa face, comme la cire se fond et coule au feu (Psal. LXVII, 2) ?

2. Et maintenant donc, la femme qui a été bénie entre toutes les femmes, ne semblera point sans emploi, elle aura sa place dans l’œuvre de notre réconciliation. Il nous faut un médiateur, pour arriver à un médiateur, et je n'en vois pas de plus utile que Marie. Nous avons eu une cruelle médiatrice dans Ève, par qui l'antique serpent a fait pénétrer jusqu'à l'homme même son virus empesté, mais Marie est fidèle, et est venue verser l'antidote du salut à l'homme et à la femme en même temps. L'une a prêté son concours à une œuvre de séduction, l'autre a donné le sien à une œuvre de propitiation ; l'une suggéra à l'homme une pensée de prévarication, et l'autre lui apporta la rédemption. Pourquoi la faiblesse humaine craindrait-elle de s'approcher de Marie? Il n'y a rien d'austère, rien de terrible en elle, elle est toute douceur, et ne nous offre à tous que le lait et la laine. Parcourez attentivement toute la suite de l'histoire évangélique, et si vous trouvez en Marie un mot de reproche, une seule parole dure, la plus petite marque d'indignation, je veux bien que vous la soupçonniez pour le reste, et que vous ayez peur d'approcher d'elle. Mais au contraire , si vous la trouvez en toute occasion, comme vous la trouverez en effet, plutôt pleine de grâce et de bonté, remplie de miséricorde et de douceur, rendez-en grâce à celui qui, dans son infiniment douce miséricorde, vous a donné une médiatrice telle que vous n'ayez jamais rien à redouter en elle. Après tout, elle s'est faite toute à tous, et s'est constituée, dans son immense charité, débitrice des insensés, aussi bien que des sages. Elle ouvre à tous les hommes le sein de sa miséricorde, afin que tous reçoivent de sa plénitude, le captif, la rédemption; le malade, la santé; l'affligé, des consolations; le pécheur, son pardon ; le juste, la grâce ; les anges, la joie; la Trinité entière, la gloire, et la personne du fils, la substance humaine, en sorte qu'il n'y eût personne qui échappât à sa chaleur (Psal. XVIII, 7).

3. N'est-ce point là la femme qui est vêtue du Soleil? Je veux bien que la suite de la prophétie montre qu'on doit entendre ces mots de l'état présent de l'Église, mais on peut aussi fort bien les appliquer à Marie. En effet, elle semble s'être revêtue d'un autre Soleil, car, de même que le Soleil se lève indifféremment sur les bons et sur les méchants, ainsi Marie ne fait point une question de nos mérites passés; elle se montre pour tous exorable, et pour tous très-clémente ; elle enveloppe d'un immense sentiment de commisération les misères de tous les hommes. Tout défaut se trouve placé au dessous d'elle, et, dans une sorte d'élévation très-excellente, elle dépasse toutes nos faiblesses, toute notre corruption, plus que toute autre créature, de manière qu'on peut dire avec raison que la lune est sous ses pieds. Autrement il ne semble pas que nous disions rien de bien grand, si nous plaçons la lune sous les pieds de celle dont il ne nous est pas permis de douter qu'elle est élevée au-dessus des chœurs des anges, plus haut que les séraphins, et que les chérubins. Ordinairement, la lune est le symbole, non-seulement de la corruption, mais même de la sottise, et parfois aussi de l'Église dans le temps présent; de la sottise à cause de ses phases différentes, et de l'Église, probablement parce qu'elle n'a qu'une lumière empruntée. Eh bien, s'il m'est permis de parler ainsi, je dirai que c'est la lune, entendue dans ce double sens, qui se trouve sous les pieds de Marie, mais, l'une y est d'une manière, et l'autre de l'autre. En effet, « l'insensé, est changeant comme la lune, et le sage est stable comme le soleil (Eccli. XXVII, 12). » Or, dans le soleil, la chaleur et l'éclat sont constants; la lune au contraire brille seulement, encore sa lumière est-elle changeante et incertaine, elle ne demeure jamais dans le même état. C'est donc avec bien de la raison qu'on nous représente Marie, revêtue du Soleil, puisqu'elle a pénétré l'abîme de la sagesse divine à une profondeur tout à fait incroyable, au point que, autant que cela se peut pour une simple créature, en dehors de l'union personnelle, elle semble plongée tout entière dans cette lumière inaccessible, dans ce feu qui a purifié les lèvres du Prophète ( Isa. VI, 6), et qui embrase les séraphins mêmes. C'est d'une manière bien différente, que sont les choses pour Marie; elle n'a point mérité seulement d'être effleurée par cette lumière, mais d'en être recouverte de tous côtés, d'en être enveloppée de toute part, et de s'y trouver comme au milieu du feu. Si le vêtement de cette femme est on ne peut pas plus brillant, il est aussi on ne peut point plus chaud, tout est inondé de ses incomparables rayons, et on ne peut soupçonner en cette femme rien je ne dis point de ténébreux, mais même de tant soit peu sombre et obscur, ni même rien de tiède, rien, dis-je, qui ne soit extrêmement chaud.

4. Pour ce qui est de la folie, elle est si loin sous ses pieds, qu'elle ne saurait jamais être confondue parmi les femmes insensées et les vierges folles. Bien plus, cet unique insensé, le prince de toute folie, dont on peut dire avec vérité, qu'il a changé comme la lune, et qu'il a perdu tout son éclat, se voit maintenant foulé, écrasé par Marie, sous les pieds de qui il endure une affreuse servitude. Car c'est elle qui fut jadis promise de Dieu, comme devant écraser un jour, du pied de sa vertu, la tête de l'antique serpent, qui tentera, mais en vain, dans ses nombreux et dangereux replis, de la mordre au talon (Gen. III, 15). C'est elle seule, en effet, qui a écrasé toutes les têtes impies de l'hérésie. En effet, l'un dogmatisait qu'elle n'avait pas formé le Christ de sa propre substance; un autre disait, avec le sifflement du serpent, qu'elle ne l'avait pas mis au monde, mais trouvé tout petit enfant; un troisième avançait qu'elle avait usé du mariage au moins après son enfantement divin, un dernier, ne pouvant lui entendre donner le titre de mère de Dieu, lui refusait avec une incroyable impiété, le grand nom de Theotokos. Mais tous ces serpents se sont vus écrasés; tous ces supplanteurs ont été supplantés; tous ces contradicteurs se sont trouvés confondus ; et maintenant toutes les générations la proclament à l'envi bienheureuse. Mais que dis-je? le dragon a tendu un piège, par la main d'Hérode, à la vierge mère, pour dévorer son enfant à sa naissance, à cause des inimitiés qui se trouvaient entre lui et la race de la femme.

5. S'il faut plutôt entendre l'Église par la lune, parce qu'elle ne brille point par elle-même, mais par Celui-là seul qui dit: « Sans moi vous ne pouvez rien (Joan, XV, 5) .», vous avez la médiatrice dont je vous ai parlé plus haut, bien clairement indiquée: En effet, il est dit : « Une femme, apparut, vêtue du soleil, elle avait la lune sous les pieds (Apoc. XVII, 1). » Attachons-nous donc, mes frères, aux pas de Marie et, dans la plus dévote des supplications, roulons-nous à ses pieds bénis. Tenons-les bien et ne la laissons point partir qu'elle ne nous ait bénis, car elle est puissante la toison placée entre la rosée et le sable, la femme entre le soleil et la lune, c’est Marie entre Jésus-Christ et son Église. Mais peut-être vous étonnerez-vous moins de voir une toison humide de rosée qu'une femme vêtue du soleil, car non seulement le rapport de la femme avec le soleil dont elle est vêtue est grand, mais leur rapprochement est bien fait pour surprendre. En effet, comment une nature si fragile peut-elle subsister dans une si grande chaleur? Tu as raison de t'en étonner, ô Moïse, et de vouloir voir cette merveille de plus près; mais il faut auparavant que tu ôtes la chaussure de tes pieds; et que tu laisses là toutes les enveloppes des pensées charnelles; si tu veux t'approcher davantage. « Il faut, dit-il, que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois (Exod. III, 3). Oui, une vraie merveille, en vérité, que ce buisson qui brûle sans se consumer, un vrai miracle que cette femme qui demeure intacte au milieu du soleil qui lui sert de vêtement. Ce n'est point là le fait de l'homme, ni même de l'ange, il y a en cela quelque chose de beaucoup plus élevé. « Le Saint-Esprit, a dit l'Ange, surviendra en vous (Luc. I, 35). » Et comme si la Vierge lui objectait: Dieu est esprit et notre Dieu est un feu dévorant, il ajoute: "Une puissance, non la mienne, ni la tienne, mais celle du Très-Haut te couvrira de son ombre." Après cela, il ne faut plus s'étonner que, sous une telle ombre, une femme puisse supporter un tel manteau.

6. « Une femme vêtue du soleil, » dit le Prophète. Oui, toute vêtue de lumière, comme d'un manteau. Le charnel ne comprend peut-être point cela, c'est trop spirituel pour lui; et ce me semble une folie. Mais il n'en était pas ainsi pour l'Apôtre, quand il disait : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ (Rom. XIII,14). » Comme vous êtes devenue familière au Seigneur, ô Notre Dame ! combien vous avez mérité de vous approcher de lui ; disons mieux, de lui devenir intime; quelle grâce vous avez trouvée à ses yeux! Il demeure en vous, et vous, vous demeurez en lui ; vous le revêtez; et vous vous revêtez de lui; vous lui donnez pour vêtement la substance de votre chair, et vous, il vous recouvre du manteau de gloire de sa majesté. Vous revêtez ce soleil d'un nuage, et vous, vous êtes revêtue du soleil même, car le Seigneur a opéré un nouveau miracle sur la terre, il a fait qu'une femme en ceignit un homme (Jerem. XXXI, 22), mais un homme qui ne fut pas autre que le Christ, dont il est dit : « Voici un homme, son nom est l'orient (Zach. VI, 12). » Il en a opéré également un nouveau dans le ciel, quand il a fait qu'une femme apparût vêtue du soleil. Ce n'est point tout encore, elle l'a couronné, et elle a mérité d'être à son tour couronnée elle-même de sa main. Sortez donc, filles de Sion, et voyez le roi Salomon sous le diadème dont sa mère l'a couronné (Cant. III, 11). Mais nous reviendrons sur ce sujet une autre fois; en attendant, entrez plutôt et voyez votre Rein avec le diadème que son propre fils lui a posé sur la tête.

7. « Sur sa tête, lisons-nous, était posée une couronne de douze étoiles. » Assurément, ce front, plus éclatant, que,les étoiles mêmes qu'il orne plus qu'il n'en est orné, était bien digne de recevoir une semblable couronne. Après tout, pourquoi les astres ne seraient-ils point la couronne de celle dont le soleil même est le manteau ? Les roses en fleurs et les lis des vallées l'entouraient comme des jours printaniers est-il dit quelque part. La main gauche de l'Époux est passée dans sa tête et déjà sa droite la tient embrassée .Qui dira le prix des joyaux dont est couvert le diadème de Marie? Décrire le dessin de cette couronne, en indiquer la composition est une chose qui est au dessus de l'homme. Pour nous toutefois, dans la faible mesure de mes forces, sans entrer dans la dangereuse recherche des secrets de Dieu, je dirai qu'il ne me semble pas qu'on,s'éloigne de la vraisemblance quand on voit dans les douze étoiles de la couronne de Marie autant de  grâces singulières dont elle est parée, En effet, on peut trouver dans la Vierge les prérogatives du ciel, celles de la chair, et enfin celles du cœur; or, ces prérogatives étant au nombre de trois, si on les multiplie par quatre on a le nombre même des douze étoiles dont brille la couronne de notre Reine. Or, à mes yeux, il éclate une clarté singulière, premièrement dans la naissance de Marie, secondement dans la salutation de l'ange troisièmement dans l’acte par lequel le Saint-Esprit survient en elle et quatrièmement dans l'inénarrable conception du fils de Dieu. Je vois encore les astres de sa couronne briller des rayons éclatants des prémices de la virginité de la fécondité sans corruption, de la grossesse exempte de fatigue, et de l'enfantement qui ne connut point la douleur. Je vois encore briller en Marie, d'un éclat tout particulier, la douceur dans la pudeur, la dévotion dans l'humilité, la magnanimité dans la foi, le martyre dans le cœur. Je laisse à votre perspicacité le soin de considérer chacun de ces brillants, pour moi, je me contenterai de les signaler en peu de mots, les uns après les autres, à votre attention.

8. Quel brillant remarquons-nous dans la naissance de Marie ? C'est qu'elle est d'une famille royale, de la race d'Abraham, de l'illustre maison de David. A cela si vous ne trouvez pas que ce soit assez encore, ajoutez que, à cause d'une sainteté unique et privilégiée. Elle fut conçue, comme, on sait par l'effet d'une disposition particulière de la Providence, promise du ciel longtemps d'avance aux Patriarches, préfigurée par des miracles mystiques, et prédite par des oracles prophétiques.  C'est elle, en effet, que désignait d'avance la verge d'Aaron (Num. XVII, 8) quand elle se couvrait de fleurs bien qu'elle n'eût point de racines ; (Judic. VI, 37) elle que représentait la toison de Gédéon, quand elle se mouillait de rosée, tandis que toute la terre des environs demeurait sèche; elle que voyait Ézéchiel dans cette porte d'Orient, qui ne s'ouvrait pour personne (Ezech. XLIV, 1) ; c'était elle, enfin, que le Prophète Isaïe, entre tous, promettait, sous l'image de la tige issue de la racine de Jessé (Isa. XXI, 1), et un peu auparavant, en termes plus clairs encore, sous le nom de la vierge qui doit enfanter (Isa. VII, 14). Aussi, est-ce avec raison qu'il est écrit qu'une grande merveille a apparu dans les cieux, puisqu'elle était depuis tant de temps promise par eux. « Le Seigneur, a dit le Prophète, vous donnera lui-même un signe. Une Vierge concevra (Ibidem). » Oui, on peut bien dire que ce signe est grand, attendu que celui qui le donne est grand lui-même, et quels sont les yeux que l'éclat de cette prérogative n'a point éblouis? Vient, après cela, le salut plein d'une humble déférence qu'elle reçut de la bouche de l'Archange qui semble la contempler déjà sur un trône royal, au dessus de tous les ordres d'esprits célestes, si bien qu'il s'en fallait de peu qu'il n'adorât une femme, lui qui jusqu'alors était habitué à recevoir les hommages des hommes. Il nous montre bien par là le mérite excellent de notre Vierge et la grâce singulière dont elle est remplie.

9. Après ce joyau, j'en vois briller encore un autre dans le mode inouï de sa conception; car ce n'est point dans l'iniquité, comme toutes les autres femmes, mais par la vertu du Saint-Esprit qui survint en elle, que seule et dans la sainteté Marie conçut son fils. Qu'elle ait enfanté le vrai Dieu, le fils de Dieu, en sorte que le fils qui naquit de Marie, fût en même temps fils de Dieu et fils de l'homme, Dieu et homme tout ensemble, c'est là un abîme de lumière, et je n'oserais affirmer que l'œil même de l'ange n'ait point été ébloui à l'éclat de cette lumière. D'ailleurs, la virginité de sa chair et sa volonté de demeurer vierge reçoivent eux-mêmes un nouveau jour de la nouveauté même d'une telle résolution. Il est évident que c'est dans toute la liberté de son esprit que, s'élevant au-dessus des préceptes de la loi de Moïse, elle fit vœu de consacrer à Dieu tout à la fois la chasteté du corps et celle du cœur. Ce qui prouve, en effet, combien son dessein était inébranlable c'est qu'aux paroles de l'Ange qui lui promettait un fils, en termes assurés, elle répondit : « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme (Luc. I, 34) ? » Voilà peut-être d'où lui venait d'abord le trouble qu'elle ressentit en entendant les paroles de l'Ange et pourquoi elle demandait ce que pouvait signifier le salut qu'il lui fait comme à une femme bénie entre toutes les femmes, quand elle n'aspirait qu'à être bénie à jamais parmi les vierges. Elle cherchait dans sa pensée quelle pouvait être cette salutation car elle lui paraissait suspecte, et lorsque la promesse d'un fils lui eut fait comprendre le péril qui menaçait manifestement sa virginité, elle ne put s'empêcher de s'écrier : « comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme ? » Aussi, mérita-t-elle de recevoir la bénédiction qui lui était annoncée sans perdre la gloire de la virginité; sa virginité reçut un accroissement de gloire de sa fécondité, de même que sa fécondité trouva un nouvel éclat dans sa virginité; ces deux astres semblent réfléchir mutuellement les rayons l'un de l'autre. Il est grand d'être vierge, mais être vierge et mère en même temps, c'est ce qui dépasse toute mesure. Pour ce qui est des fatigues extrêmes que toutes les femmes ressentent dans la grossesse, seule entre toutes, elle ne les connut point, parce que seule elle ignora les émotions voluptueuses de la conception. Aussi, dès les premiers jours de sa grossesse, alors que toutes les femmes éprouvent les plus grands malaises, Marie, toute heureuse, traverse les montagnes pour aller offrir ses services à Élisabeth. Bien plus, on la voit monter à Bethléem à une époque où ses couches étaient imminentes, elle portait un dépôt infiniment précieux, c'était pour elle un léger fardeau car elle portait celui qui la portait elle-même. Son enfantement est un astre brillant plein d'éclat, quand elle donna au monde avec une joie nouvelle pour lui un fruit également nouveau, seule exempte entre toutes les femmes de la malédiction commune qui pèse sur elles et des douleurs de l'enfantement. Si nous estimons le prix des choses à leur rareté, on ne saurait trouver rien de plus rare que ce privilège, car, entre toutes les femmes , nulle n'en a joui avant elle, et nulle n'en jouira comme elle après elle. Si nous considérons toutes ces choses de l'œil de la foi, il est hors de doute que nous en ressentirons de l'admiration, du respect, de la dévotion et de la consolation.

10. Mais celles dont il nous reste à parler sont proposées à notre imitation. Il ne nous a point été donné d'être promis et annoncé du ciel avant notre naissance en tant de manières différentes, ni de recevoir de la bouche de l'archange Gabriel un salut aussi nouveau que respectueux. Quant aux deux autres nouveaux privilèges, nous les partageons encore moins que les précédents avec elle, ils sont un secret à elle, car il n' y a que d'elle qu'il a été dit : « Ce qui est né en elle est l'œuvre du Saint-Esprit ( Matt. I, 20); » Il n'y a qu'elle qui entendit de pareilles paroles : « Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le fils de Dieu (Luc. I, 35). » On peut présenter des vierges au roi, mais elles ne sauraient venir qu'après elle; seule entre toutes, elle réclame le premier rang. Bien plus, seule elle a conçu sans souillure, elle a connu la grossesse sans fatigue, elle a mis un fils au monde sans douleur. Aussi, n'est-ce rien de semblable qui nous est demandé, mais pourtant il est certaines choses qu'on attend de nous. En effet, il ne faut pas croire que l'absence de ces dons singuliers sera pour notre négligence une excuse si chez nous la pudeur va sans la douceur, si l'humilité du cœur, si la magnanimité de la foi, si la compassion de l'âme nous font défaut. C'est un joyau qu'on aime à voir briller dans un diadème, une étoile qui scintille au front, que le rouge de la pudeur. Vous viendrait-il à la pensée que cette grâce fit défaut à celle qui fut pleine de grâce? Marie fut pleine de réserve, nous en avons la preuve dans l'Évangile. Où lit-on, en effet, qu'elle fut loquace ou hardie? Un jour, qu'elle voulait parler à son fils, elle se tenait à la porte (Matt. XII, 46), sans s'appuyer sur son titre de mère pour l'interrompre dans son discours, ou pour entrer dans l'endroit où il parlait. Si j'ai bonne mémoire, les quatre évangiles ne nous font entendre que quatre fois la parole de Marie ; une première fois quand elle répond à l'Ange, encore ne se décide-t-elle à le faire qu'après qu'il lui eût parlé deux fois lui-même le premier; une seconde fois à Élisabeth, quand sa voix fit tressaillir Jean dans le sein de sa mère et lorsque les louanges de sa cousine la portèrent à glorifier à son tour,le Seigneur (Luc. I, 34). La troisième fois à son fils, alors âgé de douze ans, quand elle et son père le cherchaient avec inquiétude (Luc. I, 46); la quatrième fois, à son fils encore, aux noces de Cana et aux serviteurs (Luc. II, 48). Or, c'est surtout dans cette circonstance qu'a éclaté sa bonté naturelle, et que s'est montrée sa retenue virginale (Jean. II, 3), En effet, faisant sienne la confusion d'autrui, elle n'en put supporter le poids ni dissimuler à son fils que le vin manquait. Reprise par lui, elle se montra douce et humble de cœur, en ne répondant point un mot, et, sans cesser d'avoir confiance, elle recommande aux serviteurs de faire ce que Jésus leur dirait.

11. Ne voyons-nous point que, dès le principe, Marie est la première personne que rencontrent les bergers? L'Évangéliste nous dit en effet: « ils trouvèrent Marie et Joseph avec l'enfant qui était posé dans une crèche (Luc. II, 16). » Il en est de même des Mages, si vous vous en souvenez, qui ne trouvèrent point non plus l'enfant Jésus sans Marie (Matt. II, 11), et plus tard, quand elle porta le Seigneur dans son temple, elle entendit Siméon lui parler longuement de son fils et d'elle-même sans cesser de se montrer aussi peu pressée de parler qu'elle était avide d'écouter. Et même «Marie conservait toutes ces paroles et les repassait dans son cœur (Luc. II, 19). » Mais, dans toutes ces circonstances, on ne trouve pas qu'elle ait dit un seul mot du grand mystère de l'Incarnation. Malheur à nous qui avons l'esprit au bout du nez, qui répandons au dehors tout notre esprit, qui, comme le dit tel auteur comique, sommes fendus et coulons de toute part (Térence: L'eunuque I,2.25). Que de fois Marie entendit-elle son fils non seulement parler à la foule en particulier, mais encore révéler à ses apôtres, lors des entretiens particuliers les mystères du royaume de Dieu. Que de fois le vit-elle opérer des miracles, puis elle le vit attaché à la croix, expirant, ressuscité et montant au ciel. Or, dans toutes ces circonstances, c'est à peine si on rapporté que notre pudique tourterelle éleva la voix. Enfin, nous lisons dans les Actes des Apôtres, qu'en revenant du mont des Oliviers, ils persévérèrent unanimement dans la prière. De qui est-il parlé ainsi? Si Marie se trouvait du nombre; qu'elle soit nominée la première, puisqu'elle est plus grande que tous les autres, tant par la prérogative de sa maternité qu'à cause du privilège de sa sainteté. Or, l'historien sacré dit : « C'étaient Pierre et André, Jacques et Jean, » et les autres. « Tous, ils persévérèrent unanimement dans la prière avec les femmes et avec Marie, mère de Jésus. » Est-ce donc ainsi qu'elle se montrait la dernière des femmes pour être nommée après toutes? On peut bien dire que les disciples étaient vraiment charnels, alors que, n'ayant pas reçu le Saint-Esprit, parce que Jésus n'était pas encore glorifié, ils eurent une discussion pour savoir qui était le plus grand parmi eux. Marie, au contraire, s'humiliait non-seulement en toutes choses, mais encore plus que tous les autres, d'autant plus profondément qu'elle était plus grande. Aussi, est-ce avec raison que celle qui s'était faite la dernière de tous quand elle était la première, fût élevée du dernier rang au premier; c'est avec raison qu'elle devient la maîtresse de tous, comme elle s'était faite la servante de tous; c'est justice enfin qu'elle fût élevée au-dessus des anges mêmes, après s'être placée avec une ineffable douceur,au-dessous des veuves et des pécheresses pénitentes, au-dessous  de celle d'où sept démons avaient été chassés. Je vous en prie, mes enfants bien-aimés, cherchez à acquérir cette vertu si vous aimez Marie; oui, si vous avez à cœur de lui plaire, imitez sa modestie. Il n'y a rien qui soit plus convenable à l'homme en général, rien qui sied davantage à un chrétien en particulier, mais surtout il n'est pas de vertu qui convienne mieux que celle-là à un moine.

12. Mais, dans la Vierge, la vertu d'humilité reçoit manifestement un nouveau lustre de sa douceur même; ce sont deux vertus qui ont sucé le même lait, que la douceur et l'humilité, elles se sont trouvées bien étroitement unies dans Celui qui disait : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (Matt. XI, 19). » De même, en effet, que la présomption naît de l’orgueil, ainsi la douceur ne peut procéder que d'une vraie humilité. Mais Marie ne nous a pas donné une preuve d'humilité seulement, en gardant le silence, elle nous l'a montrée plus clairement encore dans ses paroles. En effet, après avoir entendu l'Ange lui dire : « Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (Luc. I, 35)", elle ne trouve rien autre chose à dire sinon qu'elle est la servante de Dieu. Peu après, Élisabeth la voit arriver chez elle, instruite, à l'instant même où elle entrait, de cette gloire singulière de cette vierge, elle s'écrie dans son étonnement : «D'où me vient ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne vers nous (Ibid. 43) ?» Puis elle ajoute en faisant l'éloge de sa voix : «Dès que votre parole a frappé mon oreille, quand vous m'avez saluée, mon enfant a tressailli de joie dans mon sein (Ibid. 44) »;  elle continue ensuite en louant sa foi : «Heureuse, lui dit-elle, heureuse êtes-vous d'avoir cru, parce que les choses qui vous ont été dites de la part du Seigneur s'accompliront en vous (Ibid. 45)».  Ce sont là autant d'éloges magnifiques, mais la pieuse humilité de Marie n'en retiendra rien pour elle, elle les reportera tous à Celui de qui sont tous les biens qu'on loue en elle. Vous louez la mère de Notre-Seigneur, dit-elle à Élisabeth, mais pour moi, «mon âme glorifie le Seigneur lui-même"(Ibid. 46) Vous me dites que votre enfant, à ma voix, a tressailli de joie dans votre sein, et moi "mon esprit est ravi de joie dans le Sauveur, mon Dieu.» Quant à votre enfant, il se réjouit et tressaille de bonheur comme l'ami de l’Époux en entendant sa voix. Vous me déclarez bien heureuse parce que j'ai cru; mais la cause de ma joie et de mon bonheur est dans la bonté même de Dieu, et si désormais «toutes les générations me proclameront bienheureuse, » c'est parce que le Seigneur a abaissé ses regards sur son humble et petite servante.

13. Mais allons-nous nous imaginer, mes frères, que sainte Élisabeth s'est trompée dans le langage que le Saint-Esprit lui-même lui inspirait de tenir ? Gardons-nous-en bien. Elle est, en effet, bienheureuse, tout à la fois parce que Dieu l'a regardée, et parce quelle a cru, car ce dernier bonheur est la conséquence et le fruit du regard qu'il a jeté sur elle. C'est par un artifice ineffable du Saint-Esprit qui survint en elle, qu'à cette excessive humilité vint s'ajouter, dans le secret de ce cœur de vierge, une telle magnanimité, et que ces deux vertus, comme je l'ai déjà dit de la virginité et de la fécondité, sont devenues comme deux étoiles qui se prêtaient un mutuel éclat, puisque tant d'humilité ne porta aucune atteinte à tant de grandeur d'âme, de même qu'une telle grandeur d'âme ne nuisit en rien à une si grande humilité. En effet, si elle se montre si humble dans l'estime qu'elle fait d'elle, elle ne s'en montre pas moins magnanime dans la manière dont elle croit à la promesse qui lui est faite, et, tout en ne se regardant que comme l'humble servante du Seigneur, elle ne fit aucune difficulté de se croire élevée à l'incompréhensible mystère, à l'admirable commerce, au sacrement insondable de la future maternité de l'homme Dieu. Tel est, en effet, le privilège de la grâce de Dieu dans le cœur des élus, c'est que, de même que l'humilité ne les rend point pusillanimes, la magnanimité. ne les rend point arrogants; au contraire, ces deux vertus se prêtent un mutuel appui, en sorte que, non seulement la magnanimité n'engendre point l'orgueil, mais rend l'humilité même beaucoup plus grande. On devient par elle, en même-temps, bien plus timoré et bien plus reconnaissant envers le distributeur de la grâce, sans toutefois que par la porte de l'humilité, la pusillanimité puisse s'introduire dans l'âme. Mais, moins on présume de soi-même dans les plus petites choses, plus en même temps, on se confie en la puissance de Dieu pour les grandes.

14. Quant au martyre de la Vierge qui est, comme vous vous le rappelez, la douzième étoile de sa couronne, je le trouve dans la prophétie de Siméon, et dans toute l'histoire de la passion de Notre-Seigneur. En parlant de l'enfant Jésus, Siméon dit : « Cet enfant est destiné à se trouver en butte à la contradiction, » puis, s'adressant à Marie, il continue : « Et vous, votre âme sera percée d'un glaive (Luc. II, 34). » On peut bien dire, en effet, qu'un glaive a percé votre âme, ô heureuse mère, car ce n'est qu'en passant par votre cœur qu'il pouvait pénétrer dans la chair de votre Fils. Et même quand votre Jésus, le vôtre par excellence, en même temps que le nôtre, eut rendu l'esprit, ce n'est plus son âme qu'atteignit la lance qui, n'épargnant pas même dans les bras de la mort, la victime à qui elle ne pouvait plus faire de mal, perça son côté de son fer cruel, mais c'est votre âme elle-même qu’elle frappa. Car, pour lui, son âme n'était déjà plus là, mais la vôtre ne pouvait s'arracher de ces lieux. Sa douleur, comme un glaive violent, a donc traversé votre cœur, et nous pouvons vous appeler, avec raison , plus que martyre, puisque en vous le sentiment de la compassion l'emporta si fort sur celui de la passion endurée par le corps.

15. N'était-ce point une parole plus pénétrante qu'un glaive qui perça en effet votre âme et atteignit jusque dans les replis de l'âme et de l'esprit (Hébr. IV, 12), que celle-ci : « Femme, voici votre fils (Jean. XIX, 26) ? » Quel échange ! Jean substitué à Jésus; le serviteur au Seigneur, le disciple au maître; le fils de Zébédée au Fils de Dieu, un pur homme au vrai Dieu ! Comment ce langage n'aurait-il pas percé, comme d'un glaive, votre âme si aimante, quand son souvenir seul déchire nos cœurs de pierre et d'airain ? Ne vous étonnez point mes frères si je dis que Marie fut martyre dans le cœur, il faudrait pour en être surpris que vous eussiez oublié que le plus grand crime que saint Paul ait reproché aux Gentils c'est d'avoir été sans affection (Rom. I, 31). Cette absence de sentiment était loin de se trouver dans les entrailles de Marie, puisse-t-elle être aussi étrangère à ses humbles serviteurs. Si vous me demandez si elle ne savait pas d'avance qu'il devait mourir ? Elle n'en doutait point, vous répondrai-je ; si elle ignorait qu'il dût ressusciter peu de temps après, je vous dirai qu'elle ne l'ignorait point, qu'elle l'espérait même avec confiance. Et, malgré cela, si vous voulez savoir si elle souffrit de le voir attaché à la croix, ma réponse est qu'elle souffrit beaucoup. Après tout; qui êtes-vous, mon frère, et à quelle source puisez-vous votre sagesse pour vous étonner davantage de voir Marie compatir, que de voir le fils de Marie pâtir? Il aurait pu souffrir la mort du corps, et elle n'aurait pu ressentir celle du cœur ? Ce fut une charité, en comparaison de laquelle nul ne saurait en avoir une plus grande, qui fit endurer l'une au fils ; ce fut une charité aussi à laquelle on ne saurait en comparer une autre, qui fit souffrir l'autre à la mère. Et maintenant, ô mère de miséricorde, au nom de l'affection de votre très-pure âme, la lune qui se tient à vos pieds, vous invoque avec les accents de la plus grande dévotion comme une médiatrice entre elle et le Soleil de justice; que dans votre lumière elle voie sa lumière, et que, par votre intercession, elle mérite la grâce du Soleil qu'elle a véritablement aimé pardessus tout, et qu'elle a orné, en le revêtant d'une robe de gloire, et en lui mettant sur la tête une couronne de beauté. Vous êtes pleine de grâce, pleine de la rosée du ciel, appuyée sur votre bien-aimé et comblée de délices. Nourrissez aujourd'hui vos pauvres, ô vous Notre Dame; que les petits chiens eux-mêmes mangent des miettes de la table du Maître, et, de votre urne qui déborde, donnez à boire non seulement au serviteur d'Abraham, mais encore à ses chameaux, Car c'est vous qui êtes, en vérité, la fiancée choisie et préparée pour le Fils du Très-Haut, qui est Dieu et béni par dessus tout dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome03/homsaints/saints021.htm , version relue et retouchée avec l'appui de la version publiée dans Ecrits sur la Vierge Marie de Saint Bernard de Clairvaux; édition Médiaspaul; 1995

 

 

 

 

 

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