San Bevignate, la manifestation de l'Esprit
Fransisco Bonvicinio, templier et joachimiste
La commanderie templière de San Bevignate sur la commune de Pérouse a été bâtie entre 1256 et 1262 sous l'autorité de Fransisco Bonvicinio, commandeur du Temple de Pérouse. Située à mi-chemin entre les deux grandes cités d'Italie, Rome et Florence, cette commanderie templière avait pour principale fonction de protéger dans la région les intérêts de l’Église romaine dans sa lutte contre la dynastie des empereurs gibelins et leurs prétentions hégémoniques sur l'Italie.
Ce statut de défenseur des droits de l’Église vaudra au templier Fransisco Bonvicinio toute la bienveillance du Saint-Siège, et le commandeur du Temple de Pérouse servira fidèlement trois papes successifs : Grégoire IX (1227-1241), Innocent IV (1243-1254) et Alexandre IV (1254-1261).
Le pape Innocent IV, qui portait toute sa confiance au frère templier Bonvicinio, lui confiera même le soin d'administrer les biens de l’Église en Toscane et à Ancône. En 1245, Innocent IV demande à Bonvicinio de l'accompagner au concile qui doit se réunir à Lyon. A cette occasion, il rejoindra un autre invité du pape : Hugues de Digne.
Hugues de Digne est ministre provincial de l'ordre franciscain en Provence. Il est un grand admirateur de l’œuvre de l'abbé cistercien Joachim de Flore (vers 1130-1202). Le frère franciscain était chargé par le pape, au concile de Lyon, de prêcher devant les prélats la réforme de la curie romaine.
Debout, devant l'assemblée des cardinaux, Hugues se lança dans une violente diatribe envers eux en disant :
« L'abbé Joachim vous dénomme bien plus justement quand il vous appelle carpinales (rongeurs), car en vérité vous savez seulement ronger, dépouiller et vider les bourses de tous (…) » (Salimbene, Cronica, p. 226)
Les cardinaux, dont les doigts scintillaient de pierre précieuses frémissaient de rage devant tant d'insolence. Mais le pape, s'adressant au frère Hugues lui dit :
« C'est l'inspiration du Tout-Puissant qui rend intelligent et l'Esprit souffle où il veut, béni soit tu mon fils, par le Dieu Très-Haut , de nous avoir dit tant de bonnes choses. » (Salimbene, Cronica, p. 233)
Dans la première moitié du XIII° siècle, avec le développement des ordres mendiants, comme les dominicains et surtout les franciscains, le parti guelfe – qui soutenait les intérêts du Saint-Siège en Italie contre le parti gibelin – a fortement été influencé par les écrits puissants de l'abbé cistercien Joachim de Flore.
Selon les calculs savants des exégètes de l’œuvre de Joachim, dont beaucoup à cette époque sortaient de l'école franciscaine, l'an 1260 devait marquer le début du 3ème âge qui était l'âge du Saint-Esprit. Bâtie entre les années 1256 et 1262, sous l'autorité de Fransisco Bonvicinio l'église templière de San Bevignate a été conçue comme la maison de ce nouvel âge.
Il nous paraît indispensable d'interpréter les fresques templières de San Bevignate à l'aune des théories apocalyptiques de l'abbé cistercien Joachim de Flore. Il est très probable que le commandeur des templiers de Pérouse Francesco Bonvicinio fut avec ses amis franciscains un fervent adepte de Joachim.
la bataille de Naplouse
Une partie des fresques située sur la contre-façade de l'église San Bevignate s'attache en particulier à exalter la double vocation des moines-soldats. La partie inférieure de la fresque nous décrit la bataille de Naplouse qui eut lieu le 30 octobre 1242.
Cette bataille est une des plus belles victoires de l'histoire des templiers en Terre Sainte. Quelques centaines de templiers vont réussir à mettre en déroute plusieurs milliers de sarrasins, s'ouvrant ainsi les portes de la cité de Naplouse aux mains des musulmans que les chrétiens ne manqueront pas de piller avant de repartir sans encombre. Jamais en Terre Sainte, on n'avait vu un si petit nombre de chevaliers venir à bout d'un si grand nombre.
Dans la Grande Chronique d'Angleterre, Matthieu Paris, qui n'a pas la réputation de porter les templiers dans son cœur, dira à propos de cette bataille :
« Cette même année aussi (1242), les Templiers triomphèrent glorieusement en Terre Sainte, et par une victoire inespérée, de plusieurs milliers de sarrasins venus des pays voisins de Babylone : or cette victoire doit plutôt être attribuée à une intervention miraculeuse qu'aux simples forces de l’humanité. » (Matthieu Paris, Tome VIII (année 1242), éditions Paléo, 2005, p.83)
A cette époque glorieuse, les templiers étaient conduits par le valeureux grand-maître Armand de Périgord (1234-1244) qui est probablement le templier barbu représenté sur la fresque avec son chapeau de fer .
le clerc et le moine
Au-dessus de la scène de bataille, les fresques sont assez détériorées mais on peut tout de même deviner que le thème général se rapporte à la vie spirituelle. Quand on admire la fresque sur notre droite, on aperçoit un évêque qui brandit sa crosse face à une jungle peuplée d'animaux sauvages : c'est l'ordre sacerdotal qui est représenté – l'ordre des clercs qui repousse le mal symbolisé par les bêtes sauvages.
Sur la gauche, c'est l'ordre monastique qui est représenté, et en particulier celui des templiers en habits de moines cisterciens. Pour l'abbé Joachim de Flore, les caractéristiques essentielles de l'ordre des moines sont la vie commune et le partage des biens. Dans sa vision du modèle conventuel cistercien idéal, qui est selon lui l'ordre des "hommes spirituels", Joachim intègre même les gens mariés qui participent à la redistribution des biens et des richesses – comparant ce nouvel ordre à une nouvelle « arche de Noé ». (Liber figurarum, planche XII)
On remarque aussi dans la scène représentée sur la fresque un des frères templiers qui enlève une épine fichée dans la patte d'un lion. Au-delà du clin d’œil à une scène de la vie de saint Jérôme - l'ancien patron des lieux remplacé par les templiers par le saint local San Bevignate - cette scène souligne la supériorité des « hommes spirituels » sur l'ordre sacerdotal. Les templiers en habit de moine ne se contentent de repousser le mal : ils le guérissent.
Selon la théorie des 'trois âges', celui du Père, du Fils et du Saint-Esprit, développé par Joachim de Flore, l'ordre des « hommes spirituels » sera amené au Troisième Âge – celui du Saint-Esprit – à se placer au-dessus des clercs pour gouverner le monde. C'est déjà ce qu'a entrepris en Terre Sainte le grand-maître Armand de Périgord, bien avant la date fatidique de 1260 et grâce à des spécialistes du droit coutumier comme Philippe de Novare. Le grand-maître des Templiers parviendra à prendre pour un temps la régence du royaume de Jérusalem, au nom de Alix de Champagne et au détriment de l’empereur gibelin Conrad IV de Hohenstaufen qui avait à cette époque d'autres chats à fouetter.
Pour Joachim de Flore, entre l'ordre séculier des clercs et l'ordre régulier des moines, il y a la différence de la lune au soleil – ou encore du paisible palefroi, dont l'humble rôle se borne à transporter quotidiennement le roi, au fougueux destrier qu'il monte aux jours de bataille pour se précipiter sur l'ennemi. (Expositio in Apocalypsim, fol. 118, fol. 185)
L'ordre des clercs séculiers est représenté par saint Pierre, l'ordre des moines réguliers par saint Jean. Or, selon Joachim, le Seigneur préféra Jean à Pierre. A l'heure du Troisième âge l’Église de Jean sera prête à prendre le pouvoir à Jérusalem et cela doit se passer pour les franciscains en 1260.
l'évangile éternel
C'est bien ce qui nous est conté au troisième niveau de la fresque. Devant nous, les prophéties de Joachim se réalisent avec le débarquement en Terre Sainte de pèlerins. ce sont les nouveaux "hommes spirituels" conduits par leurs navires, tels une nouvelle arche de Noé. Au-dessus d'eux, un livre fermé par les griffes d'un aigle. Dans la tradition ecclésiale, l'aigle est l'attribut de l'apôtre saint Jean. Les templiers joachimistes n'y manqueront pas d'y voir 'l’Évangile éternel' qui annonce à Jérusalem la réalisation pleine et entière de l'univers de la Stricte Observance bénédictine à l'échelle universelle.
Mais quel est cet évangile? Joachim nous répond:
"Celui dont Jean parle dans l'Apocalypse: ' Je vis un ange volant au milieu du ciel, et il tenait un Évangile éternel. quel est donc son Évangile? tout ce qui procède de l’Évangile du Christ. Car la lettre tue et l'Esprit vivifie'(...)" (Psalterium decem chordarum, 26oa.)
L'église templière de San Bevignate n'est qu'à quelques kilomètres de la cité d'Assise. Les condisciples de saint François d'Assise furent de fervents lecteurs de l’œuvre de Joachim de Flore. Pour les frères prêcheurs, les dominicains, et les frères mineurs, les franciscains, l'abbé cistercien avait prédit la venue de leurs ordres et c'était pour eux le signe prochain de la fin du Deuxième Âge - celui des clercs – au profit du Troisième, celui des hommes spirituels.
Dans l'enthousiasme du renouveau monastique en 1254, un jeune franciscain, Gherardo da Borgo San Donnimo, étudiant à Paris, publie et fait vendre sur le parvis de Notre-Dame, avec un certain succès semble-t-il, un livre d’introduction à l’œuvre de Joachim de Flore, rebaptisée « l 'Évangile éternel ». S'appuyant sur l’herméneutique de Joachim, Gherardo annonce la date de 1260 comme la date butoir pour l'arrivée du Troisième Âge. Cette date avait été recalculée par les franciscains car à l'origine Joachim de Flore avait déterminé l'apparition du Troisième Âge pour l'an 1200.
Les maîtres de l’Université de Paris en avaient assez des prétentions des ordres mendiants et de leurs élucubrations eschatologiques. Avec ce livre, s'en était trop. Leur porte-parole, Guillaume de Saint-Amour, réfute aussitôt ce « livre maudit » qui prétend que les sacrements de l’Église et l' évangile du Christ sont sur le point d'être évacués. Dans son Tractatus Brevis, Guillaume de Saint-Amour dénonce tous ces « ennemis familiers », ces « séducteurs et faux prophètes » qui se prétendent le soleil et dont les séculiers ne seraient que la lune.
Le Liber Introductorius in Evangelium Aeternum est aussitôt envoyé à Rome pour censure. Mais le pape Innocent IV est alors mourant. C'est son successeur Alexandre IV, élu le 21 décembre 1254, qui fera examiner l'ouvrage par une commission de trois cardinaux qui se réunissent en juillet 1255 à Agnani. La commission d'Agnani condamne l'ouvrage comme hérétique, et ordonne qu'il soit brûlé en place publique. L’œuvre de Joachim n'est pas condamnée, le pape Alexandre IV y veille, mais la commission d'Agnani fait plusieurs critiques à son égard. Elle lui reproche notamment de prédire l'avènement d'un troisième état, en faisant remarquer d'ailleurs qu'il se serait trompé sur la date. Elle lui reproche aussi de rabaisser l'ordre des clercs pour exalter celui des moines ainsi que de trop opposer Pierre à Jean. Son œuvre est déclarée « suspecte » par la commission.
L'ordre franciscain dont est issu le jeune Gherardo s'en trouve gravement compromis et le ministre général de l'ordre, Jean de Parme, fervent joachimiste comme nombre de ses frères à cette époque, est contraint de démissionner de sa charge en 1257. Ses événement nuiront gravement à la réputation de Joachim de Flore. Les clercs séculiers vont même enfoncer le clou en 1263 : un concile réuni à Arles, sous la présidence de Florent, archevêque d'Arles, interdira la lecture des ouvrages de Joachim. Cette interdiction ne sera cependant jamais ratifiée par le Saint-Siège.
L'utopie joachimiste servait trop les intérêts du parti guelfe en Italie comme en Terre Sainte dans sa lutte contre l'hégémonie des empereurs gibelins pour être condamnée par un pape romain. De plus, les ordres mendiants étaient les meilleurs alliés de la papauté quand il s'agissait de s'attaquer à la réforme de l’Église, trop souvent complaisant vis-à-vis d'elle-même comme à l'égard des riches seigneurs féodaux.
En octobre 1256, le pape Alexandre IV, par la bulle Romanus pontifex, condamna le pamphlet « inique et pernicieux, exécrable et mensonger » du dénonciateur Guillaume de Saint-Amour – ce qui fut ressenti comme une juste revanche par les ordres mendiants.
La liturgie du Troisième Âge
En nous retournant vers l'autel de l'église templière de San Bevignate. il nous faut se remémorer un passage précis de l'abbé cistercien :
« Une fois l'autel (fait de terre) de l'Ancien Testament mis en place par le don du Dieu-Tout-Puissant, que, y versant l'eau du Nouveau Testament, nous le joignons l'un à l'autre comme s'il se trouvait grâce à leur corrélation (per concordiam), une roue imbriquée dans la roue (rota infra rota), de sorte que nous puissions nous attendre à l'effusion invisible de l'Esprit venant d'en-haut, capable d'envoyer comme du troisième ciel son feu spirituel, afin qu'une fois la perfection venue soit aboli ce qui est imparfait. » (Concordia II, I.1,7b)
Terre, eau et feu symbolisent les trois temps de l’histoire. L’autel et la terre symbolisent l'Ancien Testament ; l'eau et la fresque du Christ crucifié derrière l'autel à San Bevignate symbolisent le Nouveau Testament.
Au-dessus, la fenêtre absidale qui laisse passer le feu solaire symbolise le temps de l'Esprit.
La fenêtre est encadrée du Tétramorphe, symbole des quatre Évangiles. Dans son Tractatus super quatuor Evangelia, Joachim nous donne son interprétation des quatre figures tirées d'Ezéchiel (I, 10). Mathieu symbolise l'Homme, la nativité et l'ère de l'Ancien Testament (premier état). Luc, le Taureau, symbolise la Passion, la doctrine de la lactens Ecclesia, et le Nouveau Testament (deuxième état). Marc, le Lion, symbolise la Résurrection et la doctrina spiritualis (troisième état). Enfin, Jean, l'Aigle, symbolise l'Ascension et la connaissance béatifique du Royaume.
A la droite de l'autel est représentée la Cène. On remarque le jeune saint Jean, la tête posée sur la poitrine de Jésus : Jean est le préféré du Christ. Il est aussi le représentant de l'ordre des « hommes spirituels» qui seront amenés à gouverner à la fin des Temps.
En face de la fresque de la Cène, à gauche de l'autel, on peut admirer une représentation du Jugement Dernier.
On sonne les trompettes et apparaît un Christ en gloire entouré des apôtres.
On remarquera aussi les « ressuscitants. » A travers ces scènes, on comprend que l’Apocalypse est imminente. on a même l'impression que c'est ici et maintenant.
A l'époque de la réalisation des fresques, plus on approchait de la date fatidique de 1260, plus l'exaltation des foules était à son comble. Sous la prédication des frères franciscains, on s'attendait à de terribles événements qui devaient laisser place à une radieuse rénovation.
Ce furent des années d'angoisse. De grandes masses de peuple se mirent à sillonner les campagnes et à pénétrer dans les villes en se flagellant tout en chantant des psaumes de pénitence. Le premier à encourager cette exaltation fut un ermite de l'Ombrie, Ranieri Fasani, et c'est à Pérouse, à quelque distance à peine de la commanderie templière de San Bevignate, que le premier mouvement pénitentiel des flagellants se forma. Ils firent une entrée spectaculaire dans la cité. Les flagellants, n'hésitant pas à faire saigner leur corps à l'aide d'un fléau dur à trois cordes, créèrent dans la population un sentiment d'effroi, doublé d'une certaine fascination propre à convaincre les habitants qu'on était bien arrivé à la fin des temps.
La fresque de San Bevignate est le plus ancien témoignage pictural de cette dévotion qui anima la ville de Pérouse au printemps 1260.
Un nouvel ordre français
Nous savons qu'en 1260 rien de remarquable ne se passa. Le franciscain joachimiste Fra Salimbene avoua avoir attendu passer l'année 1260 dans un mélange d'espoir et de crainte, mais l'année révolue, toute fièvre étant retombée, il respira et abandonna de croire à cette doctrine joachimiste – se promettant à l'avenir de ne croire qu'aux choses qu'il aurait déjà vu. Frère Salimbene devint incrédule à l’œuvre de Joachim.
Bien sûr, beaucoup de tentatives eurent lieu pour garder vivante l'espérance de l'imminence du Troisième Âge. Certains se mirent à refaire les calculs pour trouver de nouvelles dates. D'autres affirmèrent que la bataille de Bénévent , le 26 février 1266, puis celle de Tagliacozzo, le 23 août 1268 – menées par les armées de Charles d'Anjou et qui marquaient la destruction définitive de la dynastie gibeline des Hohenstaufen avec la mort des deux derniers descendants de la lignée - étaient la réalisation du Troisième Âge.
Mais qui pouvait croire sérieusement que l'arrivée des Français en Italie avec Charles d'Anjou, frère du roi de France Saint Louis, et nouveau roi de Naples, constituait l’espoir annoncé par Joachim de Flore ? Aucun templier servant en Terre sainte ne le crût réellement. D'ailleurs dans la commanderie templière de San Bevignate, l'ambiance se mit à changer avec l'arrivée d'un commandeur d'origine française autour des années 1280.
1280, c'est la date à laquelle on estime la réalisation de la dernière série de fresque visibles à San Bevignate, mais le thème en est tout différent et ne doit plus rien à Joachim – bien au contraire. Ces nouvelles fresques représentent les apôtres portant chacun une croix de consécration.
Ces fresques font directement référence à la Sainte Chapelle bâtie par le roi de France Saint Louis sur l'île de la Cité à Paris. La Sainte Chapelle abritait la relique de la couronne d'épines du Christ, que le roi de France avait achetée fort cher aux byzantins.
Dans le rituel de l’’Église, on consacrait d'une croix grecque les piliers des églises . Dans la Sainte Chapelle, douze statues des apôtres sont placées devant les piliers portant la croix de consécration pour signifier que ce sont les apôtres qui étaient les piliers de l’Église.
On remarquera qu'à San Bevignate, dans l'abside de l'église, un des apôtres recouvre un des quatre éléments du Tétramorphe - celui représentant saint Marc.
Dans la tradition joachimiste, saint Marc le Lion, symbolisait l'avènement du Troisième âge. A la place, le commandeur français des templiers y fit représenter un apôtre portant l'épée (saint Paul ou saint Jacques). C'est l'époque où le roi de Naples Charles d’Anjou porte le titre de roi de Jérusalem, entre 1277 et 1285. L'intention du commandeur semble assez claire : la monarchie de droit divin doit reprendre sa place en Terre Sainte et les espérances eschatologiques des frères templiers sont mises sous le boisseau. Circulez, il n'y a plus rien à voir. La gouvernance du monde par les « hommes spirituels » n'est plus d'actualité car le roi de Naples est le nouveau protecteur du Saint-Siège en Italie et par conséquent le seul légitime à gouverner à Jérusalem.
le liber figurarum, le livre des figures
Mais ne s'était-il réellement rien passé en cette première moitié du XIII° siècle ? En vérité, il s'est bien réalisé une grande métamorphose à cette époque mais rien que les clercs ou les puissants seigneurs féodaux - ignorants des choses de la Terre Sainte – auraient pu imaginer.
La première intention de Joachim de Flore était uniquement de réformer l'ordre monastique. Joachim était un moine qui s'adressait aux moines, mais les événements en Terre Sainte vont bouleverser sa démarche. Son œuvre va se voir détournée par un terrible événement qui glaça d'effroi tous les chrétiens d'Occident. En 1187, l'Europe apprend avec stupeur la défaite des armées chrétiennes à la bataille de Hattin et l'effondrement des états latins de Terre sainte devant les forces musulmanes. Leur chef Saladin venait de reprendre Jérusalem et toutes les villes chrétiennes de Terre Sainte tombaient les unes après les autres – dont le grand port marchand de Saint-Jean-d'Acre.
La lutte incessante entre le christianisme et l'Islam en Terre Sainte avait fini par tourner en faveur du monde musulman. Le constat était sans appel : la guerre de religion menée par les Croisés avait échoué. Il fallu impérativement pour la papauté imaginer autre chose si l'on voulait recouvrer l'accès au tombeau du Christ.
C’est à l'abbé cistercien Joachim de Flore que le Saint-Siège va faire appel pour défricher cette nouvelle voie. Dans une lettre écrite en 1188, le pape Clément III (1187-1191) approuve le travail exégétique accompli par l'abbé cistercien dans ses œuvres comme le Liber de Concordia et l' Expositio in Apocalypsim , mais surtout il l'encourage à développer ce travail. On comprend bien que ces recherches doivent se poursuivre au regard des nouveaux événements survenus en Terre Sainte . Le pape souhaite d'ailleurs que Joachim soumette ses écrits à l’approbation de la papauté.
Et Joachim se sent prêt pour cette tâche. Il déclare :
« que les plaisirs aient touché à leur fin , les tribulations soient imminentes, le règne des cieux se trouve à la porte (in Januis), je prétends le prouver (probare), même sous une forme contemplative et inachevée, par des témoignages certains et nécessaires(...) » (Expositio in Apocalypsim; 2b, (prol.))
Joachim affirme qu'il va chercher des preuves . C'est l'affirmation de prétention quasi-scientifique , voire mathématique de son exégèse. Joachim se situe dans la même lignée qu'Anselme de Cantorbéry (1033-1109) qui cherchait lui aussi à prouver par des « rationes necessariae ». Et ces preuves, chez saint Anselme comme chez Joachim vont se traduire par des formes géométriques. La géométrie de l'espace est appelée au secours de la raison pour donner à voir un nouveau royaume. En clair, Joachim nous faisait passer de la notion de temps à celle d'espace. Le point de départ est le Liber figurarum , le Livre des Figures , composé par Joachim en 1202 - ou peut-être par un de ses proches disciples.
A partir de cet ouvrage, on comprend que la fin du temps, c'est l'espace. C'est bien cela le grand bouleversement de cette première moitié du XIII° siècle. On était passé d'une attente eschatologique , qui avait nourri les mentalités des Croisés des premiers états latins de Terre Sainte à l'espérance de la réalisation d'une Apocalypse qui était la manifestation de l'Esprit Saint à travers la révélation d'un nouvel espace géométrique.
L’intérêt était que la compréhension de cet espace pouvait être partagé par tous, que l'on soit juif, chrétien ou musulman. Nous sommes dans la phénoménologie de l'Esprit. Comprendre l'espace symbolique dans lequel on évolue, c'est déjà y habiter. Si vous faites partager la vision de cet espace avec les différents peuples qui cohabitent en Terre Sainte, juifs, musulmans ou chrétiens de tous horizons, vous avez créé un monde nouveau, une maison commune où les peuples peuvent se rassembler au-delà de leurs différentes religions. C'est le fameux Troisième Âge de Joachim : l'âge de l'Esprit Saint. A ce moment, l'homme spirituel a effectivement pris le pas sur les clercs pour gouverner le monde – ou, pour reprendre la dialectique de l'abbé cistercien, Jean est passé devant Pierre.
Pour tous les joachimistes, la connaissance de l'élaboration de cet espace géométrique, que l'on appelle l'espace unifié, représentait littéralement la vision du Saint Graal et sera à leurs yeux la manifestation de l'Esprit Saint.
Joachim, prophète de la Troisième Croisade
Il ne faut pas s'y tromper : l’œuvre de Joachim de Flore a participé à fonder les principes idéologiques du Second Royaume de Jérusalem qui durera de 1192 à 1291. Ce n'est pas un hasard si le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, chef de la troisième croisade, va solliciter une entrevue à Messine avec Joachim pendant les préparations de cette croisade dans l'hiver 1190-1191.
Le roi d’Angleterre cherche de la part de l'abbé cistercien la caution théologique de l'entreprise qu'il s'apprête à mener en Terre Sainte - même si les dispositions prises par Richard pendant la troisième croisade dépassèrent peut-être ce que Joachim de Flore aurait pu imaginer. Il ne faut pas négliger l'influence des chanoines réguliers dans cette affaire.
Les conséquences sont que, contrairement au premier royaume latin de Jérusalem, le second royaume de Jérusalem issu de la troisième croisade devra être établi dans une communauté d'esprit avec les partenaires musulmans. Et c'est à l'ordre des Templiers que l'on confiera la charge d'entretenir ces relations privilégiées en ouvrant largement leurs chapitres à leurs nouveaux frères musulmans.
La tâche du roi d'Angleterre durant la troisième croisade (1189-1192) sera loin d'être facile – car décréter le Troisième Âge c'est une chose, le faire partager en est une autre. Malgré tout, Richard Cœur de Lion parviendra à un résultat honorable qui fera tenir le second royaume de Jérusalem pendant près d'un siècle. Le plus difficile finalement, ce sera pour les frères templiers – car Richard, pour convaincre les anciens adversaires de la chrétienté de devenir templiers, dû consentir à certaines concessions, faites "de bouche et non de coeur", qui seront durement reprochées aux Templiers par la suite.
Si la proposition du Roi d'Angleterre fut catégoriquement rejetée par Saladin, elle sera en revanche acceptée par son frère Al-Adel et son neveu Al-Kamel. C'est ainsi qu' Al-Adel prince des Ayyûbides deviendra le premier templier Roi de Jérusalem d'origine musulmane (1199-1218). Au temps du petit-fils d'Al-Kamel, en 1250, le chroniqueur arabe Ibn Wasil, dans son ouvrage Le dissipateur des incertitudes autour de l'histoire des Ayyûbides à propos de l'échec de la septième croisade menée par Saint Louis, aura même ce cri du coeur que l'on ne peut s'empêcher de citer.
"Ils combattirent en effet avec acharnement; c'est eux qui harcelèrent les Francs, c'est eux qui furent les Templiers de l'Islam. Le maudit roi de France et les grands princes francs se retirèrent sur la colline de Munya, se rendirent et demandèrent la vie sauve." (Ibn Wasil, 369r -370r)
Les chroniques arabes du temps des Ayyûbides sont truffées de ces perles qui en disent long sur le nouveau regard que le monde musulman portait sur les Templiers. Dans la Chronique des Ayyûbides écrite par al-Makin ibn al-'Amid, on ne s'étonne pas que l'émir al-Malik al-Gawad puisse affirmer que les Francs étaient ses frères, car sa mère était franque. quand en 1241, al-Gawad voulut se réfugier chez son oncle le sultan de Damas, ce dernier ne trouva rien de mieux que de lui conseiller de trouver refuge auprès des princes francs et du chef des Templiers - qui était à cette époque Armand de Périgord. Al-Gawad finira effectivement par s'installer à Saint-Jean-d'Acre.
Mieux encore, dans la même chronique, il est dit:
"Al-Malik al-Mansur se rendit à Acre où il demeura dans la maison des Templiers; les seigneurs francs se rassemblèrent autour de lui, tinrent conseil et décidèrent de partir avec lui." (Année 642 de l'hégire/ 9 juin 1244-28 mai 1245)
Dans cette chronique, il est explicitement exprimé le fait que le sultan de Homs participa au chapitre général des Templiers tenu à Saint-Jean-d'Acre pendant l'été 1244. Al-Mansur n'était pas n'importe qui, puisqu'il était le chef d'une coalition Ayyûbide comprenant le sultan de Damas, al-Salih Ismâ'il, celui de Transjordanie, al-Nâsir Dâwud, et lui-même, sultan de Homs -coalition qui demandait l'aide des Francs pour envahir l'Égypte. Le chapitre général des Templiers, qui comptait la présence des barons francs et des prélats de Terre Sainte, discuta des modalités de cette invasion. Pour le grand-maître des Templiers, Armand de Périgord, et pour tous les hommes spirituels, ce chapitre général tenu en 1244 dans leur maison de Saint-Jean-d'Acre était l'expression même du nouvel état d'esprit qui devait régner en Terre Sainte. La coalition des Ayyûbides avait poussé la fraternisation jusqu'à rétrocéder aux chrétiens l'ancien site du Temple de Salomon (1243) - ce que l'empereur germanique Frédéric II n'aurait jamais imaginé pouvoir obtenir.
C'est dans ces moments de pure communion fraternelle entre les différents peuples de Terre Sainte que l'on peut imaginer qu'un chapelain de l'ordre sortit la fameuse figure qui fit tant jaser pendant le procès des Templiers. Ce chapelain probablement occitan, s'avança au milieu de l'assemblée et brandissant la figure se plaça devant al-Mansur et sa suite pour prononcer ces mots qui resteront célèbres: "Voici votre Dieu, voici votre Mahomet". Et les frères musulmans de répondre en choeur: "Yah Allah!", c'est-à-dire 'Splendeur de Dieu'. Pour le chapelain occitan la figure à cornes était la manifestation de la descente de l'Esprit-Saint sur le Collège apostolique le jour de la Pentecôte. Mais pour toute l'assemblée réunie en ce jour dans un même esprit c'était déjà la marque du Nouvel Âge - celui du Saint-Esprit.
Il semble que la démarche du Roi d'Angleterre pendant la Troisième Croisade s'appuyait sur l'expérience des templiers de la province d'Aragon. Dans cette province, les templiers acceptaient déjà depuis un certain temps dans leurs chapitres réunis à Monzon en Aragon des chefs musulmans convertis. C'est sous l'autorité des chanoines réguliers que leur était présentée la fameuse figure du Baphomet. En Aragon-Catalogne, les chanoines réguliers avaient pour habitude de présenter aux musulmans convertis une figure du Ciel, en l'occurrence deux signes zodiacaux mélangés qui représentaient une réalité spirituelle - ce que dans leur jargon théologique ils appelaient une anagogie. Cette figure incarnait le Paraclet, l'Esprit de consolation qu'ils présentaient aux musulmans fraîchement baptisés comme leur nouveau Mahomet.
La plupart des chanoines de la région étaient des occitans s'exprimant en langue d'oc, et Mahomet se prononçait 'Bafomet'. C'est cette même figure anagogique qui va faire son apparition pendant le second royaume de Jérusalem au Chapitre Général des templiers réunis dorénavant à Saint-Jean d'Acre.
Le chemin vers le tombeau du Christ fut pour beaucoup de chevaliers du Temple une voie périlleuse – et les critiques furent acerbes. On se souvient de celles de l’empereur gibelin Frédéric II :
« En effet, outre que l'ordre religieux des Templiers, dont l'orgueil est nourri par la mollesse des barons aborigènes de la Terre Sainte, se livrent à des pensées superbes.(...) ils ont appelé à leur aide contre l'armée des Kwârizmiens et du sultan (d’Égypte), le sultan de Damas et celui du Krak qui différenciaient d'eux autant de part la diversité de la foi que par celle des intentions ; comme si pour éteindre la flamme d'un incendie, il fallait y jeter beaucoup d'huile. Ils ont même usé envers ceux-ci d'une condescendance assez déshonorante pour souffrir, comme nous l'ont assuré évidemment quelques religieux venus des pays d'outre-mer, que les susdits sultans et leurs hommes fussent reçus avec une allégresse pompeuse dans l'intérieur des maisons du Temple et s'y livrassent à leurs superstitions et à leurs fêtes mondaines en invoquant Mahomet. » (Matthieu Paris, Tome VIII (année 1244), éditions Paléo, 2005, p. 192)
A cela, Joachim de Flore avait déjà répondu.
« Ne scandalise que ceux qui demeurent étrangers à la grâce du Saint-Esprit, c'est-à-dire ceux qui ne parviennent pas à appréhender les choses relevant de l’Esprit de Dieu parce qu'ils n'ont qu'une intelligence animale. » (Tractatus 9, 14-20)
L'église de Jean
Quoiqu'il leur en ait coûté, l'ordre des Templiers a porté à bout de bras le second royaume de Jérusalem – et cela par la volonté de l’Église.
Joachim de Flore fut un ami personnel du pape Célestin III (1191-1198) - et le pape Honorius III (1216-1227) qui connaissait bien les problèmes de la Terre Sainte fulmina une bulle en 1220 qui garantit l'orthodoxie de Joachim comme de son ordre et qui interdit qu'on en dise du mal. Les papes comme Grégoire IX, Innocent IV ou Alexandre IV – malgré toutes les critiques – restèrent des fidèles partisans de Joachim et de l'ordre des Templiers.
Ce n'est qu'avec la montée en puissance de la monarchie française en Occident – avec des rois de France comme Saint Louis ou son frère Charles d'Anjou – que l’esprit qui prévalait depuis la Troisième Croisade va petit à petit se marginaliser pour finalement être totalement discrédité par le roi de France Philippe le Bel.
Malgré toutes les persécutions, malgré toutes les infamies, un fait demeure : l'ordre des Templiers a été au XIII° siècle le gardien fidèle d'un nouvel espace politique. Cet espace politique a cherché à rassembler les peuples au-delà de leurs propres religions. Il était aussi fondé sur la connaissance de la construction d'un espace géométrique qui permet de réunir les différentes parties au Tout.
Les hommes qui ont bâti l'église San Bevignate , entre les années 1256 et 1262, avaient manifestement espéré retrouver en 1260 ce qu'ils avaient touché du doigt en Terre Sainte sous la régence du grand-maître Armand de Périgord. Le grand-maître des Templiers mourut les armes à la main avec 312 de ses chevaliers aux côtés de ses frères Ayyûbides à la bataille de La Forbie le 17 octobre 1244. Cette bataille fut un désastre pour la toute nouvelle démocratie de Terre Sainte. Mais au-delà des caprices du destin qui se joue des rêves des hommes, les frères Templiers auront la consolation de tenir en leur possession la maîtrise d'un espace qui était la projection par anticipation de la connaissance béatifique du royaume dont saint Jean reste à jamais le dépositaire. L'Esprit-Saint illuminait ses murs.
par Jean-Pierre SCHMIT