Chronique de Michel le Syrien sur les débuts de l'Ordre des Templiers
Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d'Antioche (1166-1199)
traduit par J-B CHABOT, Paris 1905
Livre XV, chapitre 11, pp 201-203
Histoire des Phrer « frères » francs. — Au commencement du règne de Baudoin II, un homme franc vint de Rome pour prier à Jérusalem. Il avait fait vœu de ne plus retourner dans son pays, mais de se faire moine, après avoir aidé le roi à la guerre pendant trois ans, lui et les 30 cavaliers qui l'accompagnaient, et de terminer leur vie à Jérusalem. Quand le roi et ses grands virent qu'ils s'étaient illustrés à la guerre, et avaient été utiles à la ville parleur service de ces trois années, ils conseillèrent à cet homme de servir dans la milice, avec ceux qui s'étaient attachés à lui, au lieu de se faire moine, pour travailler à sauver son âme seule, et de garder ces lieux contre les voleurs.
Or, cet homme, dont le nom était Hou[g] de Payn, accepta ce conseil ; les trente cavaliers qui l'accompagnaient se joignirent et s'unirent à lui. Le roi leur donna la Maison de Salomon pour leur habitation, et des villages pour leur subsistance. De même, le patriarche leur donna quelques-uns des villages de l’Église.
Pour eux, ils s'imposèrent la règle de vivre monastiquement, ne prenant pas de femme, n'entrant point au bain, ne possédant absolument rien en propre, mais mettant en commun toutes leurs possessions. Par des mœurs semblables, ils commencèrent à s'illustrer : leur réputation se répandit en tous pays, au point que des princes royaux, des rois, des grands et des humbles venaient et s'unissaient à eux dans cette fraternité spirituelle; et quiconque devenait frère avec eux, donnait à la communauté tout ce qu'il possédait : soit villages, soit villes, soit toute autre chose. Ils se multiplièrent, se développèrent et se trouvèrent posséder des pays, non seulement dans la contrée de Palestine, mais surtout dans les contrées éloignées d'Italie et de Rome.
Leurs usages et leur règle sont écrits. Et quiconque vient pour être frère parmi eux, est éprouvé pendant un an. On lui lit les règles par sept fois, et à chaque fois on lui dit : « Vois; peut-être as-tu du regret? Peut-être ne pourras-tu pas supporter jusqu'au bout ces règles? Loue Dieu, et retourne à ta maison ». A la fin de l'année, sur celui qui accepte et promet de porter le joug, ils récitent des prières et le revêtent de leur habit. Et après cela, celui qui manque à sa promesse meurt par le glaive, sans miséricorde ni pitié.
Leur usage est celui-ci. Il n'est permis à personne de posséder en propre, soit maison, soit argent, soit biens quelconques ; ni de s'absenter sans la permission du supérieur; ni de dormir ailleurs que dans leurs maisons; ni de manger le pain à la table du vulgaire; ni, quand on reçoit l'ordre d'aller quelque part pour y mourir, de dire : « Je n'irai pas ». Mais on doit, comme on l'a promis, travailler avec foi dans ce ministère, jusqu'à la mort.
Quand quelqu'un meurt, ils font célébrer pour lui 40 messes; ils nourrissent les pauvres, pour lui, pendant 40 jours et 40 personnes chaque jour ; et ils font mémoire de lui à l'oblation du sacrifice dans leurs églises, à perpétuité ; ils considèrent comme des martyrs ceux qui meurent dans les combats. Si on reconnaît que quelqu'un a caché quelque chose à la communauté, ou si on trouve qu'il possédait en mourant quelque chose qu'il n'avait pas donné à la communauté, ils ne le jugent pas digne de sépulture.
Leur vêtement est un habit blanc très simple, et en dehors de lui, ils n'en peuvent revêtir d'autre. Quand ils dorment, ils n'ont pas la permission de quitter leur habit, ni de déceindre leurs reins.
Leur nourriture est ainsi (réglée) : le dimanche, le mardi et le jeudi, ils mangent de la viande, et les autres jours, du lait, des œufs et du fromage. Les prêtres seuls qui officient dans leurs églises boivent du vin chaque jour, avec le pain, ainsi que les soldats, c'est-à-dire les cavaliers pendant leurs exercices, et les piétons dans les combats. Les ouvriers travaillent chacun à son métier, et de même les ouvriers des champs; dans toute ville ou village où ils ont une maison, il y a un chef et un économe, et, sur leur ordre, tous ceux qui s'y trouvent travaillent chacun à son ouvrage.
Le supérieur général de tous est à Jérusalem : il commande à tous, et il n'est jamais permis à aucun d'eux de faire quelque chose de personnel. Sur tout ce qui rentre des récoltes de froment, de vin, etc., ils distribuent aux pauvres un dixième; toutes les fois qu'on cuit le pain dans une de leurs maisons, on en réserve un sur dix pour les pauvres. Les jours où on dresse la table et où les frères mangent le pain, tout ce qui reste est donné aux pauvres. Deux fois par semaine, ils distribuent spécialement aux pauvres du pain et du vin.
Bien que leur institution primitive fût en vue des pèlerins qui venaient prier, pour les escorter sur les routes, cependant, par la suite, ils allaient avec les rois à la guerre contre les Turcs. Ils se multiplièrent au point d'être 100 mille. Ils possédèrent des forteresses et bâtirent eux-mêmes des places fortes dans tous les pays de la domination des Chrétiens. Leur richesse se multiplia en or et en choses de toute sorte, en armures de toute espèce, en troupeaux de moutons, de bœufs, de cochons, de chameaux, de chevaux, au delà de celle de tous les rois. Et cependant ils étaient tous pauvres et détachés de tout. Ils sont familiers et charitables pour tous ceux qui adorent la Croix. Ils fondèrent dans tous leurs pays, et surtout à Jérusalem, des hôpitaux, de sorte que tout étranger qui tombe malade y trouve place; ils le servent et prennent soin de lui jusqu'à ce qu'il soit guéri, et alors ils lui donnent un viatique et le renvoient en paix, ou bien, s'il meurt, ils prennent soin de sa sépulture. — Fin.