Saint Bernard,
sermon pour la fête de Saint Benoît
1. Quand je vous vois assemblés pour entendre la parole du salut, j'appréhende beaucoup, mes frères, qu'il n'y en ait parmi vous qui ne la reçoivent point comme il faut , et ne l'entendent pas comme il convient d'entendre la parole de Dieu. Je sais, en effet, qu'une terre souvent abreuvée des eaux du ciel, qui ne produit pas de bons fruits, est réprouvée, et bien près d'être maudite (Hebr. VI, 8). Or, s'il ne dépendait que de moi, j'aimerais mieux répandre des bénédictions que des malédictions sur vous. Que dis-je, il n'est pas question de mes bénédictions à moi, mais de celle de notre Père qui est dans les cieux, qu'il me fait la grâce de répandre sur vous par mes lèvres; je souhaite de tout mon coeur que cette bénédiction demeure toujours en vous, et ne se change jamais pour vous en une malédiction.
2. Nous célébrons aujourd'hui la naissance dans les cieux, de notre glorieux maître saint Benoit. Je dois (a) donc, à cette occasion, vous parler de lui, selon qu'il est d'usage, et vous faire sur lui une instruction solennelle. Son doux nom est digne que vous l'écoutiez et l'honoriez avec toute sorte de sentiments de bonheur, car c'est celui de notre chef, de notre maître, de notre législateur. Moi-même, je me sens rempli de bonheur à son souvenir, bien que je n'ose prononcer même le nom de ce bienheureux Père sans rougir. En effet, à son exemple, j’ai avec vous renoncé au monde et embrassé la vie monastique, et même j'ai de plus avec lui quelque chose de commun que vous n'avez point; car comme lui, j'ai le titre d'abbé. Il fut abbé, en effet, et moi je le suis aussi. Quel abbé et quel abbé ! Pour les deux, le nom est le même, mais dans l'un des deux il n'y a que l'ombre de ce grand nom. Le ministère est le même, mais, hélas! malheureux homme que je suis, combien différents sont les ministres, combien différente leur administration ! Malheur à moi si je suis aussi loin de vous dans l'autre monde, ô bienheureux Benoit, que je le suis en celui-ci. Mais il n'est pas nécessaire que je m'étende longuement sur ce sujet devant vous, mes frères, car je ne parle qu'à des hommes qui me connaissent parfaitement; je vous prie seulement de vouloir bien adoucir, par votre compassion fraternelle, la honte et la crainte que je ressens.
3. Puisque j'ai reçu mission de vous servir aujourd'hui le pain de la parole de Dieu, comme je n'ai rien chez moi à vous offrir, je vais demander au bienheureux Benoît de me prêter trois pains que je puisse vous servir. Ce sera donc le pain de sa piété, celui de sa justice et celui de sa sainteté, qui apaiseront votre faim. Rappelez-vous, mes frères, que tous ceux qui prirent part à l'entrée triomphale du Seigneur, n'étendirent point leurs vêtements le long du chemin, oui, dans cette procession que bientôt, avec la grâce de Dieu, nous allons célébrer .en mémoire de celle où les populations se pressaient au-devant du Seigneur qui venait à Jérusalem pour sa passion, et qui s'avançait monté sur un âne, tous n'étendirent point leurs vêtements par terre sur son passage ; il y en eut qui coupèrent des branches d'arbres devant lui. Il n'y avait dans leur fait, rien de bien grand, car ils donnaient gratuitement ce qu'ils prenaient sans frais. Et pourtant, ceux-ci n'étaient pas tout à fait inutiles, et on ne voit point qu'ils aient été exclus du cortège. Mais vous, mes frères, pieuses montures du Christ, vous qui pouvez dire avec le Prophète : « J'ai été devant vous comme une bête de somme, et je me suis toujours tenu attaché à vous (Psal. LXXII, 23); vous dis-je, que monte le Christ, puisque : «L'âme du juste est le trône de la Sagesse, » et que, selon l'Apôtre, « Le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu (I Cor. I, 24), » si je n'ai point de vêtements à étendre sous vos pieds, du moins je tâcherai de couper des branches d'arbres, afin de contribuer un peu, par mon ministère, à cette belle procession.
4. L'arbre, c'est saint Benoît, il est grand, il porte du fruit, c'est l'arbre planté près d'un ruisseau d'eau vive (Psal. I, 3). Où rencontre-t-on des ruisseaux ? N'est-ce point dans les vallées ; n'est-ce point entre les montagnes que les eaux s'écoulent ? Qui ne sait, en effet, que les torrents descendent toujours des flancs escarpés des montagnes, et que toujours les vallées se maintiennent dans une sorte d'humble milieu. Voilà comment Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles (Jacob. IV, 6). C'est donc là que vous pourrez asseoir le pied en toute sécurité, vous qui êtes la monture du Christ; c'est sur ce rameau qu'il faut l'appuyer, c'est le sentier de la vallée que vous devez suivre. Sur la montagne s'est fixé l'antique serpent, pour mordre les chevaux aux jambes, et faire tomber les cavaliers qui les montent, à la renverse, préférez donc la vallée pour vos promenades et pour vos plantations. En effet, nous n'avons point l'habitude de choisir les montagnes pour faire des semis d'arbres, parce que le plus ordinairement elles sont arides et pierreuses. C'est dans les vallées qu'on trouve une terre grasse, que les plantes profitent, que les épis sont pleins, et que le grain rapporte cent pour cent. selon la remarque de celui qui a dit : « Les vallées seront fertiles en froment . » (Psal. LXIV, 14)Ainsi, vous l'entendez, partout on fait l'éloge des vallées, partout on recommande l'humilité. Plantez donc là où les eaux ont établi leur cours, c'est là, en effet, que vous trouverez la grâce spirituelle en abondance ; les eaux qui sont en dessus des cieux louent le nom du Seigneur, c'est-à-dire, les bénédictions du ciel font qu'il soit loué. Etablissons-nous dans l'humilité , mes frères , soyons-y plantés, si nous voulons ne point nous dessécher. Ne nous laissons point emporter à tout souffle de vent comme il est dit dans l'Ecriture : « Si l'Esprit de celui qui a la puissance, s'élève sur vous, ne quittez point pour cela votre place (Eccl. X, 4). » Jamais la tentation, quelle qu'elle soit, ne prévaudra contre vous, si vous ne vous élevez orgueilleusement. au dessus de vous dans vos pensées (Psal. CXXX, 1), et si, au contraire, vous poussez des racines profondes et solides dans l'humilité et y demeurez fortement établis. C'est ainsi que, planté le long d'un ruisseau d'eaux vives, ce saint confesseur du Seigneur a produit du fruit en son temps.
5. Il y a des arbres qui ne portent point de fruit ; il en est d'autres qui en portent; mais le fruit qu'ils donnent n'est pas leur fruit: enfin, il s'en trouve des troisièmes qui portent du fruit qui est bien le leur fruit, mais qui ne le portent point en son temps. Il y a donc, comme je le disais, des arbres stériles; tels sont les chênes, les ormeaux, et tous les arbres de la forêt; personne ne plante ces essences dans son verger, parce qu'elles ne produisent point de fruit, ou si elles en donnent, c'est un fruit qui ne peut servir à l'homme, qui n'est bon que pour les pourceaux. Tels sont les enfants de ce monde , qui passent leur vie dans la débauche et l'ivrognerie (Rom. XIII, 13) , dans l'excès des viandes et de la bonne chère, dans les dissolutions et les impudicités. Toutes ces choses-là peuvent être la nourriture des pourceaux, dont il est défendu à un vrai Israëlite (Deut. XIV, 8), je veux dire au chrétien de se nourrir, défendu même d'y tenir ; la raison de cette défense est que, de même que la chair de porc, lorsque nous en mangeons, adhère à notre propre chair et finit par ne plus faire qu'une seule et même chair avec elle , ainsi le transgresseur des préceptes du Seigneur absorbe les esprits immondes en lui, et, en s'attachant à eux, finit par ne plus faire qu'un seul et même démon avec eux. S'il a été défendu aux Juifs d'offrir des porcs en sacrifices, c'est parce que les porcs désignent des esprits impurs et immondes qui, fuyant tout ce qui est net et pur, ne se complaisent que dans la corruption, heureux de se plonger dans le bourbier des crimes et des vices. Voilà pourquoi, dans l'Évangile, cette légion maudite (Marc. V, 12) en sortant du corps d'un homme, demande qu'il lui soit permis d'aller dans le corps d'animaux qui lui ressemblent, et obtient d'entrer dans un troupeau de pourceaux. Il n'y a que pour eux que les arbres qui ne portent point de fruits, et à la racine desquels il semble que la cognée soit déjà, portent les fruits qu'ils donnent.
6. Les arbres qui portent du fruit, mais non leur fruit, sont les hypocrites ; semblables à Simon le Cyrénéen, ils portent une croix qui n'est pas leur croix, mais qui sont forcés de la porter, parce qu'ils manquent de toute pensée de religion; ils se voient, par l'amour et le désir de la gloire, contraints de faire ce qu'ils n'aiment point. Enfin, pour ce qui est des arbres qui portent du fruit, mais qui ne le portent point « en leur temps, » on entend ceux qui veulent aussi porter des fruits avant que le temps en soit venu. Est-ce que, quand les arbres de nos vergers poussent plus tôt qu'il ne faut, nous n'avons point de crainte pour leurs fleurs trop hâtives ? Ainsi en est-il de ceux dont les fruits, pour être trop précoces aussi, ne réussissent pas bien. Tels sont ceux qui, dès les premiers temps de leur conversion, pensent pouvoir porter des fruits d'une autre époque, et se hâtent, en dépit du précepte, de labourer leurs champs avec le premier né de la génisse, et de tondre le premier agneau de la brebis. Voulez-vous savoir avec quel soin notre saint maître a évité de tomber dans ce défaut ? C'est le rameau que je veux vous offrir. Connu de Dieu seul l'espace de trois ans, il demeura tout ce temps-là inconnu aux hommes. Il n'en porta pas moins du fruit, et même en abondance, comme vous pouvez le voir; mais il le porta en son temps. Il ne croyait pas que le temps était venu pour lui de donner des fruits, alors que les tentations de la chair le mettaient à une si rude épreuve, qu'il s'en fallut peu qu'il ne succombât, ou qu'il ne se retirât. Je ne veux point négliger de vous présenter ce rameau, s'il est hérissé et chargé en quelque sorte d'épines sur lesquelles notre Benoît du Seigneur se roula lui-même; cependant, il a son utilité; il en a une pour la monture du Seigneur qu'elle éloigne du fossé de la tentation, empêche d'y tomber par le consentement, et à qui elle donne la force de tenir bon, d'agir avec courage et d'attendre le Seigneur sans perdre tout espoir. Voilà le rameau sur lequel vous devez appuyer le pied, vous qui êtes la monture du Christ, qui doit vous apprendre à ne jamais céder à la tentation, si terrible qu'elle. soit, et à ne pas vous croire alors abandonné de Dieu, mais à vous rappeler qu il est écrit : « Invoquez-moi au jour de l'affliction, je vous en délivrerai, et vous m'honorerez (Psal. XLIX, 45). »
7. Saint Benoit ne pensait donc pas, comme je le disais, que le temps de porter des fruits fût encore venu pour lui, tant qu'il se sentait en butte à de si grandes tentations; mais ce temps vint enfin , et alors il donna du fruit en son temps. Or ce fruit, c'est ce dont j'ai parlé précédemment; sa sainteté, sa justice et sa piété. Ses miracles montrent la première, sa doctrine est une preuve de la seconde, et sa vie est là pour attester la troisième. Vous voyez, ô vous qui êtes la monture du Christ, vous voyez là des rameaux parés de feuilles verdoyantes, couverts de fleurs et chargés de fruits. Que votre pied s'appuie sur ces rameaux-là, si vous voulez diriger vos pas dans la droite voie. Mais pourquoi vais-je vous parler de ses miracles? Est-ce pour vous suggérer le désir d'en faire? Dieu m'en garde; mais c'est pour que vous vous appuyiez sur ses miracles, c'est-à-dire, c'est pour que vous soyez plein de joie et de confiance, en vous voyant sous un tel pasteur, et en vous disant que vous avez le bonheur d'avoir un si grand patron. Car il est bien certain que celui qui se montra si puissant quand il n'était encore que sur la terre, ne peut manquer de l'être bien davantage, à présent qu'il est dans les cieux où il se trouve aussi élevé en gloire qu'il l'a été en grâce. On sait, en effet, que les rameaux de l'arbre sont en proportion de la grandeur de ses racines, et que les premiers, dit-on, sont en même nombre que les secondes. Par conséquent, si nous ne faisons point de miracles, nous autres, ce doit toujours être un grand sujet de consolation pour nous, que notre patron en ait fait. D'un autre côté , par sa doctrine il nous instruit et dirige nos pas dans les sentiers de la paix, et par la justice de sa vie, il nous donne des forces et du courage, et nous anime d'autant plus à faire ce qu'il nous a enseigné, que nous savons pertinemment qu'il ne nous a enseigné que ce qu'il a fait lui-même. Il n'est pas, en effet, d'exhortation si pleine de vie et d'efficacité que l'exemple, car celui qui fait ce qu'il conseille le rend facile à persuader, puisqu'il montre, par sa conduite, que ce qu'il conseille est praticable.
8. Voilà donc comment la sainteté fortifie, la piété instruit, et la justice confirme. Quelle ne fut donc pas en effet la piété de cet homme, qui, non content d'être utile à ceux de son temps, se mit en peine de l'être aussi à ceux qui viendraient après lui? Non seulement cet arbre a porté du fruit pour ceux qui vivaient alors, mais il en a produit qui dure et persévère jusqu'à nos jours. Il était, certes, bien aimé de Dieu et des hommes, celui dont la présence fut en bénédiction, comme nous voyons que le fut celle de bien des saints, qui, n'étaient aimés que de Dieu, parce qu'ils n'étaient connus que de lui, mais dont le souvenir, de plus, est encore en bénédiction maintenant. En effet, jusqu'à ce jour, par la triple confession de son amour de Dieu, il paît le troupeau du Seigneur de trois sortes de fruits à la fois. Il le paît par sa vie, par sa doctrine et par son intercession. Sans cesse aidés par elle, portez aussi des fruits à votre tour, mes très chers frères, car c'est pour cela que vous avez été établis, c'est pour que vous alliez , et que vous produisiez du fruit (Jean. XV, 16). Mais d'où devez-vous sortir pour aller? De vous mêmes, mes frères, selon ce mot de l'Écriture : « Détournez-vous de votre propre volonté (Eccli. XVIII, 30). » Ne lisons-nous point aussi du Seigneur que « celui qui sème s'en alla semer (Matt. XIII, 3)?» Ainsi nous avons la semence, nous avons vu quels furent ses fruits; c'est à nous de l'imiter, mes frères, car il n'est venu que pour nous donner la forme, nous montrer la voie.
9. Mais peut-être le Seigneur lui-même est-il aussi un arbre, dont nous devions cueillir des rameaux, pour les jeter sous vos pieds. Que dis-je peut-être ? Certainement il est un arbre, une vraie plante du ciel, plantée sur la terre, selon cette parole de l'Écriture : « La vérité s'est élevée de la terre, et la justice a regardé du haut du Ciel (Psal. LXXXIV, 12). » Je cueille donc à cet arbre le rameau de l'humilité, afin que vous entriez dans les sentiments qu'il eut quand il s'anéantit lui-même ; et quand je vous dis que je vous cueille ce rameau, c'est l'Apôtre, devrais-je dire qui le jette à vos pieds, quand il vous dit : « Soyez dans les mêmes sentiments que se trouvait Jésus-Christ qui, étant en la forme de Dieu, n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu : mais il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme de l'esclave, et se rendant semblable aux hommes, en sorte qu'il ne fut qu'un homme, par tout ce qui a paru de lui au dehors (Philipp. n, 5 à 7). » Voilà comment, mes frères bien aimés, vous devez vous anéantir, vous humilier, vous perdre vous mêmes. Semez un corps tout charnel et. il ressuscitera un corps spirituel (I Cor. XV, 44). Perdez vos âmes, et vous les conserverez pour la vie éternelle. Voulez-vous savoir comment l'Apôtre, qui vous donne ce conseil, le mit lui-même en pratique ? Écoutez-le vous dire : « Si nous sommes emportés hors de nous-mêmes, c'est pour Dieu (II Cor. V, 13). » Et pour vous, ô Apôtre, qu'y a-t-il donc ? « Pour moi, dit-il, je ne suis qu'un vase mis au rebut (Psal. XXX, 16). » En effet, on peut bien dire qu'il s'est mis au rebut, puisqu'il ne fait rien pour lui, et que toutes ses intentions, tous ses désirs, sont d'être agréable à Dieu et utile à ses frères. D'ailleurs, dit-il encore, « l'homme qui sème dans sa chair moissonnera dans sa chair, mais ne moissonnera que la corruption (Gal. VI, 8). » Ailleurs on lit encore : « heureux les hommes qui sèment sur toutes les eaux (Isa. XXXII, 20 ). » Mais comment semer sur toutes les eaux, peut-être faut-il entendre par toutes ces eaux, celles dont il est dit: « que les eaux qui sont au-dessus des cieux, louent le nom du Seigneur (Psal. CXLVII, 4), » c'est-à-dire les vertus angéliques et les peuples des cieux. Oui, c'est là le sens du Prophète, « car nous sommes en spectacle au monde, aux anges, et aux hommes ( I Cor. IV, 9). »
10. Semons donc pour les hommes le bon exemple par des oeuvres faites sous leurs yeux ; semons pour les anges une grande joie, par nos soupirs secrets, et par des oeuvres semblables, qui ne sont connus que d'eux. Ainsi, c'est un sujet de joie pour les anges de Dieu, que la vue d'un seul pécheur qui fait pénitence (Luc. XV, 7). Voilà ce qui faisait dire à l'Apôtre : « nous tâchons de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi sous les yeux des hommes (II Cor. VIII, 22. « Pour ce qui est de Dieu, nous sommes parfaitement connus de lui; aussi l'Apôtre dit-il « devant Dieu, » c'est-à-dire, devant ceux qui se tiennent constamment en sa présence; ceux-ci sont. en effet extrêmement charmés, lorsqu'ils vous voient prier dans le secret, ou méditer quelque psaume dans votre esprit, ou faire quelque chose de pareil.
Voilà, mes frères bien aimés, la semence que vous devez répandre, voilà les fruits que vous devez porter. Oui, semez à votre tour, car il y en a eu beaucoup qui l'ont fait avant vous, et portez du fruit, attendu que c'est pour vous qu'ils ont semé. O lignée d'Adam, combien ont semé en toi, et quelle précieuse semence ils ont semée! Aussi, combien misérablement tu périras, combien méritée sera ta perte, si une telle semence périt en toi, et se perd avec le travail de tant de semeurs! Comme tu seras détruite par le laboureur, si tout cela se perd dans ton sein! Or c'est la Sainte Trinité, qui a semé dans notre terre; les anges et les apôtres y ont aussi semé, les martyrs, les confesseurs et les vierges, y ont également jeté leur semence. Dieu le Père y a semé, car son coeur a épanché sur elle son Verbe qui est une bonne semence; en effet, le Seigneur a répandu sa bénédiction sur nous, et notre terre a donné son fruit (Psal. LXXXIV, 13). Le Fils a semé aussi, car c'est lui qui est sorti pour aller semer sa semence (Matt. XIII, 3 et Luc VIII, 5); ce n'est pas le Père qui sortit, mais c'est le Fils qui procède du Père, et qui vient dans le monde, afin que celui qui avait été auparavant une pensée de paix dans le coeur du Père, devînt lui-même notre paix dans le sein de sa mère. Le Saint-Esprit a également semé sa semence, car il est venu aussi, et s'est montré aux apôtres sous les formes de langues de feu. Voilà comment toute la Trinité a semé sa semence: le Père a semé la paix du haut du Ciel, le Fils a semé la vérité; et le Saint-Esprit a semé la charité.
11. Mais les anges aussi ont été des semeurs le jour où ils sont demeurés fermes quand tous les autres tombaient. En effet, le beau Lucifer qui n'est plus à présent lucifer, mais ténébrifer et vesper, a dit : «J'irai m'asseoir sur la montagne du testament, et je serai semblable au Très-Haut (Isa. XIV, 13). » O impudent et imprudent ! Un million d'anges se tenaient debout devant lui et un million d'autres le servaient, et toi, tu vas aller t'asseoir? « Les chérubins, dit le Prophète, se tenaient debout (Dan. VII, 10), » non point assis, qu'as-tu donc fait pour aller t'asseoir? Tous les esprits célestes sont des serviteurs envoyés pour exercer leur ministère en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Heb. T, 1h), et toi, tu veux aller t'asseoir? Qu'as-tu donc semé pour moissonner déjà? Non, non, ce n'est pas pour toi que tu as semé, mais c'est pour ceux à qui le Père le destine. Pourquoi leur portes-tu envie? Sois sûr qu'ils s'assiéront aussi un jour. Oui, un jour, ces vers de terre s'assiéront pour être des juges, et toi alors, non-seulement tu ne t'assiéras point, mais tu devras paraître debout devant eux pour être jugé. « Imaginez-vous, disait l'Apôtre , que nous jugerons les anges mêmes (Cor. XIV, 3)? » Ces hommes qui s'en allèrent en pleurant, et jetaient leur semence le long du chemin, reviendront un jour, la joie dans l'âme, en portant la gerbe de leur riche moisson (Psal. CXXV, 6). Il y a deux gerbes que tu veux avoir, ce sont celles de l'honneur et celle du repos, tu veux t'élever et t'asseoir ; mais, esprit impie, il n'en peut être ainsi; tu ne saurais moissonner puisque tu n'as point semé. Ceux-là seuls qui ont semé le travail et l'abaissement moissonneront, en même temps, le repos et l'honneur. Oui, en échange de la double semence d'humilité et de travail qu'ils ont répandue, ils feront une double récolte sur leur terre. C'est ce qui inspirait ce cri à l'un d'eux : « Regardez, Seigneur, dans quels travaux et dans quel abaissement je me trouve (Psal. XXIV, 18). » Vous avez entendu aujourd'hui même les promesses que le Seigneur fait dans son Évangile à ses apôtres, à qui il disait: « Vous serez assis sur des trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël (Matt. XIX, 28). » Vous avez là le repos, « vous serez assis, » et l'honneur, « vous jugerez. » Mais Notre-Seigneur lui-même n'a pas voulu arriver à ce repos et à cet honneur sans passer par le travail et par les abaissements. S'il fut condamné à la mort la plus honteuse, mis à l'épreuve des tourments et rassasié d'opprobres, ce ne fut que pour couvrir de confusion son ennemi, et quiconque l'imite et le suit dans ses égarements. Voilà, esprit inique, voilà celui qui doit aller s'asseoir sur le trône de sa majesté, parce qu'il est semblable au Très-Haut et le Très-Haut avec lui. C'est à quoi ont pensé les saints anges qui ne voulurent point partager l'apostasie du Malin qu'ils ont vu précipité, et nous ont laissé ainsi un exemple, afin que, de même qu'ils ont mieux aimé se tenir au rang des serviteurs, nous fissions de même de notre côté. Quiconque fuit le travail et aspire aux honneurs doit donc savoir qu'il marche sur les pas de l'ange qui a aspiré à s'élever et à aller s'asseoir, et si la faute de cet esprit ne l'épouvante point, que du moins son châtiment l'effraie; car tout a tourné pour lui différemment de ce qu'il avait pensé, en sorte qu'il devint un objet de risée et qu'un feu éternel fut préparé pour le recevoir. C'est pour éviter ces malheurs que les saints anges ont semé pour nous la semence de la prudence, dont ils ont commencé de faire preuve eux-mêmes au moment où les autres sont tombés.
12. C'est aussi la semence que les apôtres ont répandue pour nous, lorsqu'ils s'attachèrent au Seigneur au moment où tant d'autres qui, préférant la sagesse de ce monde qui n'est que folie auprès de Dieu, et la prudence de la chair qui opère la mort et est ennemie de Dieu, s'éloignaient de lui, scandalisés de ce qu'ils lui entendaient dire, du sacrement de la chair et de son sang; ils ne continuèrent pas davantage à marcher à sa suite. Les disciples, au contraire, à la demande que leur fit le Seigneur pour savoir s'ils voulaient, eux aussi, le quitter, répondirent: « Seigneur à qui irons-nous ?Vous avez les paroles de la vie éternelle (Jean. VI, 69). » Mes frères, il faut que nous imitions cette prudence, il y en a beaucoup encore qui marchent dans la société de Jésus jusqu'à ce que vienne le moment pour eux de manger sa chair et boire son sang, c'est-à-dire de prendre part à sa passion, car c'est ce que signifient ces paroles, c'est le sens même de ce sacrement, et qui alors se scandalisent aussi et retournent sur leurs pas, en disant : « C'est une parole dure à entendre (Ibid. 61). » Pour nous, partageons la prudence des apôtres et écrions-nous avec eux : « Seigneur, à qui irons-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle. » Non, nous ne vous quitterons point; vous nous donnerez la vie. L'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu (Deut. VIII, 3 et Math. IV, 4). Le monde n'est pas seul à avoir ses délices, il s'en trouve de plus grands que les siens dans vos paroles. C'est ce qui faisait dire au Prophète: « Que vos paroles semblent douces à mes lèvres ! elles le sont plus que ne le serait le rayon de miel (Psal. CXVIII, 103). » A qui donc pourrions-nous aller, Seigneur, puisque vous avez les paroles de la vie éternelle, c'est-à-dire, des paroles qui sont au dessus de toutes celles que le monde peut avoir? Non-seulement, mes frères, il est la vie même, mais il en est aussi la promesse, il est l'attente des justes, il est leur joie, mais leur joie si grande que tout ce qu'on peut désirer ne lui pourrait être comparé. La prudence est donc la semence que les saints apôtres ont semée pour nous. Quant aux martyrs, il est clair que leur semence est une semence de force. Celle des confesseurs est la justice qu'ils n'ont cessé de poursuivre pendant toute leur vie ; car il y a la même différence entre les martyrs et les confesseurs qu'entre Pierre qui laisse tout, à la fois, et Abraham qui emploie les biens de ce monde à de bonnes oeuvres. Les premiers , eneffet, ont accompli beaucoup de choses en peu de temps, les seconds ont passé leur vie au milieu de longs martyres de toutes sortes. Pour ce qui est des vierges saintes, il est de toute évidence que leur semence est celle de la tempérance puisqu'elles ont su fouler la passion aux pieds.
a Le manuscrit de Marmoutiers présente en cet endroit, et plus loin encore, des différences de leçon assez nombreuses, mais qui ne changent pas le sens. Nous avons préféré celle de toutes qui est la plus généralement acceptée.
source principale: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome03/homsaints/saints008.htm, comparée avec la version des Oeuvres Choisies de Saint Bernard, tome II, éditions Montaigne, 1945