Le Chapitre Général, le souffle de l'Esprit Saint
"Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu'on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s'en posa une sur chacun d'eux. Tous furent alors remplis de l'Esprit Saint et commencèrent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer." ( Actes des Apôtres; 2,1-2,4)
un modèle: le Chapitre Général de Cîteaux
Le Chapitre Général des Templiers prend modèle sur son grand frère: le chapitre cistercien de la Stricte Observance bénédictine. A Cîteaux, c'est la Charte de Charité, conçue par un anglais, Etienne Harding, troisième abbé de Cîteaux, qui à partir de l'année 1114 met en place les institutions et les structures de l'ordre.
L'esprit de la Charte est de laisser la plus grande autonomie possible aux monastères, aussi bien dans l'élection de leur abbé que dans la gestion financière de leurs biens. Ce souci d'offrir liberté et indépendance à une communauté d'hommes était mû par cette volonté que les monastères soient unis les uns aux autres par des liens solides et étroits définis en un «pacte d'amitié», d'amour, de charité – et non suivant un système hiérarchique organisé et des règlements de subordination stricts et permanents. Autrement dit: un véritable miracle dans une société carolingienne où tous se voyaient assujettis au seigneur féodal. Le pape grégorien Calixte II (1119-1124) approuvera la Charte par la bulle Ad hoc in apostolici le 23 décembre 1119.
En contrepartie de cette liberté recouvrée, la Charte de Charité prévoit une réunion annuelle de tous les abbés dans la maison-mère à Cîteaux. Cette réunion, appelée Chapitre Général, prend les décisions importantes concernant l'ordre et sanctionne les manquements à la Règle. Lors des délibérations, chaque abbé peut intervenir avec les mêmes droits et les décisions qui sont sorties du chapitre général s'imposent à tous. D'autre part, les abbés des quatre premières filles de Cîteaux - La Ferté, Pontigny, La Claire Vallée et Morimond - sont chargées de contrôler l'observance de la Règle au sein de l'abbaye-mère. Si l'abbé de Cîteaux leur parait s'en écarter, ils doivent le rappeler à l'ordre, et peuvent dans les cas extrêmes se réunir pour décider de sa destitution. Ce fait est important car il fait du Chapitre Général la plus haute autorité de l'institution – au-dessus de l'abbé de Cîteaux lui-même.
L'organisation interne du Chapitre Général va se structurer autour des filiales que constitueront Cîteaux et ses quatre premières filles qui vont elles-mêmes essaimer – prenant chacune la tête de leur propre filiale. On remarque que très vite certaines de ces filiales se détermineront selon les différentes sensibilités politiques qui traversent la société féodale, formant ainsi des sortes de groupes parlementaires agissant au sein d'une même assemblée – sorte de parlement européen avant l'heure. On peut souligner que la législation cistercienne précise: «tous nos monastères doivent être fondés en l'honneur de la Reine du ciel et de la terre» (Capitula IX). Dans son Sermon des douze étoiles, saint Bernard nous rappelle «ce qui en elle a pris vie vient de l'Esprit Saint» (Mt I,20). Et il ne nous a pas échappé que les États européens ont pris les douze étoiles de Notre-Dame comme symbole.
Bien entendu, compte tenu des enjeux que constituaient les décisions du Chapitre Général, la tenue des débats fut parfois très animée – aux limites du respect dû au lien fraternel qui unissait cette assemblée de moines, et la liste est longue des abbés qui furent punis pour avoir parlé avec trop d'impétuosité. Les moines cisterciens ne se priveront pas d'exprimer leurs divergences, même la création de l'ordre des Templiers fera débat en leur sein. La nouvelle chevalerie sera traitée de « nouveau monstre » par le cistercien Isaac de l'Etoile.
L'Esprit Saint soufflait en rafales dans cette assemblée, et quand la pression était trop grande, il restait l'ultime solution: la démission du père abbé – ce qui ne manquera pas de se produire quand en 1159 Lambert, abbé de Cîteaux, soutiendra l'anti-pape Victor IV, protégé de l'empereur germanique Fréderic Barberousse. Lambert était l'ancien abbé de Morimond , la filiale la plus germanisante pour ne pas dire conservatrice du chapitre général de Cîteaux. Les abbés de la Claire Vallée et de Pontigny monteront au créneau et obtiendront de Lambert sa démission en 1161. C'est ainsi que l'ordre de Cîteaux veillait et avait défendu le pape issu de la réforme grégorienne Alexandre III (1159-1181).
Malgré toutes les précautions disciplinaires prises, le Chapitre Général de Cîteaux qui se tenait en latin reste un lieu qui 'décoiffe'. La diversité d'opinions affichées au sein d'un même ordre aura parfois de quoi déconcerter. En 1202, à l'occasion de la quatrième croisade, on trouvera des cisterciens favorables et d'autres absolument opposés à la conquête des terres byzantines, ce qui nuira gravement à l'unité de l'armée franque.
Sous l'unité du blanc manteau
En cette matière, l'ordre des Templiers saura garder un devoir de réserve dû à sa fonction militaire qui pourra donner l'illusion d'une cohérence interne plus affirmée. Les délibérations du chapitre général des Templiers étaient strictement tenues secrètes et dans ce domaine il semble que les chevaliers du Temple ne plaisantaient pas du tout.
Cependant derrière l'unité de façade, l'ordre des Templiers n'échappera pas à la vocation démocratique qui prévalait dans la mise en place de l'institution du Chapitre Général. Au sein de l'ordre des Templiers, nous constaterons un jeu de luttes d'influences de différents courants qui ne devait pas être très éloigné de ce qui se passait à Cîteaux.
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Le Chapitre Général reste un mode d'organisation horizontal et non pyramidal. La réunion du Chapitre Général sera d'ailleurs un moment toujours préparé avec attention par le Grand Maître des Templiers, et pour tout dire avec une certaine crainte – crainte semble-t-il justifiée puisque dans l'histoire de l'ordre plusieurs Grands Maîtres seront démissionnés sous la pression de leur chapitre général.
On pense notamment au Grand Maître Evrard des Barres (1149-1152), jugé trop proche du roi de France Louis VII et rendu responsable des échecs de la seconde croisade. Le Grand Maître sera poussé vers la sortie. Evrard de Barres, en démissionnant de sa charge, quittera définitivement l'ordre des Templiers pour prendre l'habit cistercien et entrer dans l'abbaye de la Claire Vallée.
On pense aussi au Grand Maître Renaud de Vichiers (1250-1252), démissionné après ses mésaventures avec le roi de France Saint Louis (voir notre article sur les statuts secrets des templiers).
Une femme revêtue du soleil et ayant a ses pieds la lune
Une décision va finir par compliquer encore un peu plus la tâche des Grands Maitres de l'ordre des Templiers: l'ouverture en 1143 d'un second front en Espagne. C'est probablement sous la pression de l'église grégorienne que les Templiers vont finir par accepter ce qui à première vue semblait être une folie. L'ouverture d'un second front en Occident va littéralement couper l'ordre en deux. Les termes mêmes du préambule de cet accord conclu au concile provincial de Gérone le 27 novembre 1143 sont assez explicites:
«Pour défendre l'Église occidentale qui est en Espagne, pour harceler, combattre et expulser la race des Maures, pour exalter la sainte foi et religion chrétienne, j'ai [Raymond Béranger IV comte de Barcelone et roi d'Aragon] décidé qu'une chevalerie serait instituée, sur le modèle de la chevalerie du temple de Salomon qui est à Jérusalem et qui défend l'Église orientale, qui lui serait soumise et obéirait selon la règle et la sainte obéissance dans cette chevalerie.»
Cette distinction faite au préalable entre Église d'Orient et Église d'Occident, entre soleil levant et soleil couchant, entre le jour et la nuit – et pour aller plus loin, entre le soleil et la lune - laissera ses marques sur les institutions de l'ordre car a priori tout va séparer les Templiers d'Orient de ceux d'Occident.
En Orient, au sein du Chapitre Général qui se tenait sur l'ancien site du Temple de Salomon à Jérusalem, les templiers s'exprimaient en français, c'est-à-dire en langue d'oïl. Hormis le latin qui était l'apanage des clercs, la langue internationale de l'époque médiévale était le français. La langue d'oïl était employée dans la majorité des états latins de Terre Sainte ainsi qu'en France comme en Angleterre. On constate que la Règle des Templiers, dans un premier temps rédigée en latin, sera très vite traduite en français pour une meilleure compréhension. Par contre, sur le front occidental, dans la forteresse de Monzon, en Aragon, où les chevaliers du Temple avaient pris l'habitude de former leur chapitre, les Templiers s'exprimaient en occitan, la langue d'oc, parlée à l'époque dans la partie méridionale de l'Europe.
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Mais surtout les Templiers du Nord de l'Europe engagés en Terre Sainte restaient sous l'influence prépondérante des moines cisterciens de la Stricte Observance bénédictine alors que leurs confrères d'Espagne furent surtout sensibles à la spiritualité du mouvement canonial des chanoines réguliers résolument engagé dans la reconquête des âmes en Espagne.
De plus une étude sur les chartes faite par le marquis d'Albon fait ressortir que la moitié des dons reçus par l'ordre entre 1119 et 1150 provenait des territoires de Provence et du Languedoc – c'est-à-dire qu'à elle seule la province d'Aragon , dénommée aussi parfois Provence et Partie d'Espagne, représentait autant que les six autres provinces templières d'Occident réunies. Le poids financier et politique de cette province sur les institutions de l'ordre pèsera lourd sur le destin du Temple.
Pendant une bonne partie du XIIème siècle, une sorte de statu quo sera observée au sein de l'ordre entre templiers français et occitans – chacun s'occupant de son front respectif. Mais après la terrible défaite de Hattin (1187), suivie de la chute du premier royaume latin de Jérusalem, une nouvelle donne va apparaître. Le roi d'Angleterre, Richard Cœur de Lion (1157-1199), qui de son côté cherche à organiser la troisième croisade, va peser de tout son poids pour que les Templiers occitans et provençaux s'impliquent dans la reconquête du second royaume de Jérusalem. A partir de là, l'ambiance au sein du Chapitre Général qui se réunira dorénavant dans le port de Saint-Jean-d'Acre, va devenir de plus en plus tendue.
Les différents courants politiques au sein de l'ordre des Templiers
Issu de la réforme grégorienne, l'ordre du Temple est à son origine un ordre qui bouscule les traditions établies. Il est incontestable que dans ses débuts, les états latins de Terre Sainte ont cherché à remettre en cause les usages d'une civilisation carolingienne en pleine décadence féodale.
Mais au sein même du mouvement de la réforme, coexistaient deux courants bien distincts. Il y avait le mouvement canonial des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre de Jérusalem, qui suivait la Règle de Saint Augustin, qui avait l'appui des classes populaires et qui était représenté à Jérusalem par son patriarche. Ce dernier défendait haut et fort les principes de la Respublica Christiana. Face à cette église grégorienne pure et dure, les chevaliers hiérosolymitains n'aspiraient quant à eux, plus modestement, qu'à pouvoir élire leur roi et si possible à participer à ses décisions. C'est cette noblesse de la première croisade qui va chercher dans la Stricte Observance bénédictine les outils de sa gouvernance.
Ces deux courants se retrouveront au sein de l'ordre des Templiers, avec une sociologie assez marquée: les Templiers originaires du nord de la France ou d'Angleterre parlant la langue d'oïl seront généralement acquis aux principes démocratiques de la Stricte Observance; quant aux Templiers méridionaux parlant la langue d'oc, ce seront eux qui porteront l'esprit de la Res Publica de l'Église d'Occident. C'est eux aussi qui introduiront la figure dite du «Baphomet» au sein de l'institution la plus sacrée du Temple: le Chapitre Général.
A côté de ces deux courants principaux, se greffera aussi une branche germanique. Ce sera le parti conservateur, dont l'objectif principal sera de rétablir l'aura de l'empereur du Saint Empire Germanique au sein du Temple. Ce parti sera toujours minoritaire et toutes les tentatives d'imposer un empereur germanique à la tête des états latins de Terre Sainte se solderont par un échec. En 1229 l'empereur germanique Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) cherchera à s'imposer comme roi de Jérusalem, n'hésitant pas à s'apposer lui-même la couronne de Jérusalem sur la tête, démontrant ainsi qu'il n'était pas venu pour déposer mais pour prendre.
A cette attitude arrogante et pleine d'orgueil à quelques mètres à peine de la vallée de Josaphat, les Templiers répondront par une contre-croisade dans les Pouilles et en Sicile, au cœur même des états du Hohenstaufen – ce qui obligera l'intrus à déguerpir de Terre Sainte. Ce sont les templiers restés fidèles à l'empereur germanique qui finiront par introduire des statuts secrets au sein de la milice.
Parmi les courants qui chercheront à influencer les décisions du Chapitre Général des Templiers, il ne faudrait pas oublier ces Templiers favorables à la dynastie capétienne. Même au sein du Temple, il y aura un courant royaliste - dont le Grand Maître Evrard des Barres faisait probablement partie.
Tous ces courants, et d'autres encore, formeront cette belle mosaïque que l'on appelle le Chapitre Général des Templiers.
La Grande Maîtrise , un véritable sacerdoce
Il faudra pour le Grand Maître de cette chevalerie être un grand stratège et un fin diplomate pour gérer cette énorme machine que constituait l'ordre des Templiers. Tous ne réussiront pas avec le même bonheur. Les relations épistolaires entretenues entre les Grands Maîtres et le Saint Siège nous révèleront à cet égard leurs difficultés.
Au Chapitre Général tenu à Saint-Jean-d'Acre en 1202, le Grand Maître Philippe du Plessis (1201-1209) dut faire face à une révolte d'un certain nombre de dignitaires du Temple qui souhaiteront quitter l'ordre pour entrer à Cîteaux comme la Règle le leur permettait avec la permission du Grand Maître. Philippe du Plessis leur refusa ce droit, arguant «qu'ils agissaient non par vocation d'une vie contemplative mais pour des raisons de révolte». Le Grand Maître ne dut guère se faire entendre puisque le pape Innocent III (1198-1216) se décida à adresser à l'abbé de Cîteaux et au Chapitre Général de cet ordre la bulle Licet quibusdam datée du 2 juillet 1209 leur interdisant de recevoir les frères templiers.
Le deuxième Grand Maître à avoir des soucis d'autorité sera Jacques de Molay lui-même. Beaucoup de dignitaires du Temple lui reprochent son élection pour le moins litigieuse, qui se passa à Chypre en 1292. Ne le reconnaissant pas comme légitime, ils refuseront de former le Chapitre Général réuni le 9 août 1293 à Montpellier. Le 21 juillet 1295, le pape Boniface VIII (1294-1303) sera obligé de fulminer une bulle adressée aux archevêques, évêques et autres prélats pour obliger les Templiers rebelles de leurs diocèses à prêter obédience au Grand Maître.
Ces deux exemples nous laissent percevoir que le Chapitre Général des Templiers fut loin d'être un long fleuve tranquille et que les moines-soldats garderont jusqu'au bout un petit air d'insubordination si caractéristique de l'esprit de la Stricte Observance bénédictine.
De la religion des Templiers fondée en l'honneur de Notre Dame, nous n'avons pu le plus souvent que contempler l'écorce mais derrière cette armée de blancs manteaux se cachait un joyau: le Chapitre Général.
Le souci de faire cohabiter plusieurs points de vue dans un même espace restera à jamais l'honneur de cette chevalerie. D'ailleurs, au risque du scandale, les frères templiers ouvriront leur chapitre bien au-delà de leur propre église - et ils avaient bien raison, car le souffle de l' Esprit Saint n'a pas de frontières. Avec leurs frères cisterciens, ils ont ouvert la voie de la laïcité, basée sur une claire vision du rapport au monde qui unit les hommes les uns aux autres par des liens solides et étroits définis en un pacte d'amitié, d'amour et de charité, et qui sont les fondements de l'espace unifié.
par Jean-Pierre SCHMIT