la dernière mission du Temple
Au petit matin du vendredi 13 octobre 1307, les troupes du roi de France conduites par Guillaume de Nogaret investissent l'enclos du Temple de Paris. Les officiers du roi mettent tous les templiers présents en état d'arrestation. Le même jour, dans toutes les commanderies du royaume de France, la même scène se répète.
A Paris, 138 templiers sont arrêtés. Parmi eux, le Grand Maître Jacques de Molay (1292-1314) entouré de quelques hauts dignitaires du Temple. Les templiers n'ont offert aucune résistance, mais Guillaume de Nogaret est déçu: l'enclos du Temple est vide, le trésor des templiers n'est plus à Paris, quant à la majorité des templiers présents, ce ne sont que des sergents ou des gens de métier. Seule une poignée de dignitaires sont présents lors de l'arrestation pour représenter l'ordre. Visiblement les templiers ont été prévenus. Pour Nogaret, il ne fallait pas aller chercher bien loin le responsable de la fuite, ce ne pouvait être que son prédécesseur, l'archevêque de Narbonne, Gilles Aycelin.
Quand le 22 septembre 1307, dans l'abbaye de Maubuissson, le roi de France, Philippe le Bel (1285-1314), avait informé l'archevêque de sa volonté de procéder à l'arrestation de tous les templiers, Gilles Aycelin en tant que Chancelier et Garde des Sceaux s'y était violemment opposé, arguant que la procédure judiciaire était illégale. Mais devant l'obstination du roi, l'archevêque était parti en démissionnant de sa charge.
Probablement prévenu au plus vite, dès le 22 septembre, le Grand Maître de l'ordre des Templiers prit ses dispositions. Les caisses contenant le trésor des templiers furent chargées sur une dizaine de chevaux et confiées au nouveau Visiteur Général, Gérard de Villiers, qui escorté de quarante chevaliers en armes, évacua promptement le précieux chargement en lieu sûr.
Ce fut à cet instant l'effervescence dans l'enclos du Temple – car les templiers ne connaissaient pas encore le jour exact de l'arrestation qui pouvait survenir à tout moment. Tout le monde chercha à mettre ses affaires à l'abri. Hugues de Pairaud, Maître de la province de France, choisit quant à lui de confier son trésor au templier Pierre Gaudès, Commandeur des maisons de Dormelles et de Biauvoir, près de Moret en Gâtinois. Ce dernier s'enfuit de l'enclos avec un coffre et le remit à un pêcheur de Moret-sur-Loing qui le cacha sous son lit. Une fois les templiers arrêtés, le pêcheur confia le coffre au bailli royal. Ce coffre contenait 1189 pièces d'or et 5010 pièces d'argent qui rejoignirent prestement le trésor du roi de France.
Préférant prendre leurs distances avec le roi de France, les dignitaires du Temple et le Grand Maître des Templiers s'étaient installés à Poitiers auprès de la cour pontificale. Début octobre, Jacques de Molay devait remonter à Paris pour assister aux obsèques de Catherine de Courtenay , épouse de Charles de Valois, frère du roi de France.
En remontant vers l'enclos du Temple de Paris, le Grand Maître et les quelques dignitaires qui l'accompagnaient pouvaient légitimement se soucier du sort qui les attendait. Le 12 octobre, on ne put leur arracher ce sentiment qu'en participant aux obsèques de Catherine de Courtenay, c'est à leur propre enterrement qu'ils assistaient. Jacques de Molay, conscient qu'après la chute du royaume de Jérusalem, les temps n'étaient plus favorables à la mission du Temple, voulut jusqu'au bout faire face à son destin et rester fidèle à son engagement. Le 18 mars 1314, il sera brûlé vif à Paris en place publique, le regard tourné vers Notre-Dame.
Fait prisonnier, Jacques de Molay n'avait pas cherché à nier ni à contredire les actes d'accusation prononcés par une inquisition au service de la justice royale. On peut penser qu'à Poitiers, le pape Clément V (1305-1314)) avait convaincu le Grand Maître des Templiers de renoncer à la défense de son ordre pour le bien de l'Église. Le pape devait être persuadé que face à l'agressivité dont le roi de France avait déjà fait preuve vis-à-vis du Saint-Siège, il sauverait dans cette affaire l'essentiel. Pour Clément V, l'essentiel c'était l'indépendance de l'Église romaine si chèrement acquise ces derniers siècles sur le droit féodal. C'était aussi le souci de préserver les intérêts des états pontificaux établis dans le royaume de France. On pense notamment au Comtat Venaissin où, après Poitiers, le pape ira se réfugier pour installer durablement la papauté à Avignon.
Mais en laissant le roi de France, Philippe le Bel, porter le discrédit sur une institution comme l'ordre des templiers, il entachait gravement la tradition bénédictine, et particulièrement l'univers de la Stricte Observance bénédictine dont les frères templiers étaient issus. Saint Bernard (1090-1153), abbé cistercien du monastère de la Claire Vallée, figure emblématique de la chrétienté et du monachisme de la Stricte Observance bénédictine, avait été, par la grâce des pères du concile réunis à Troyes en 1129, désigné comme le père spirituel des templiers et chargé de superviser leur Règle.
Finalement, sans en mesurer la portée, Clément V faisait faire à la chrétienté un terrible retour en arrière – précisément jusqu'au 6 janvier 754 aux limites des temps barbares quand le pape Étienne II (752-757) s'agenouillait devant Pépin le Bref (715-768), accordant à la dynastie franque un titre impérial et un soutien papal en échange de quelques états pontificaux en Italie.
Si en 1304, l'ordre des templiers avait rejeté la demande du roi de France d'entrer dans la milice à une période où Philippe le Bel ne tarissait pas d'éloges à son égard, si en 1306 Jacques de Molay avait refusé la proposition de Clément V d'une fusion de son ordre avec celui des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, c'est que les templiers se considéraient comme les gardiens d'un univers – celui de la Stricte Observance bénédictine qui avait nourri les institutions des premiers états latins de Jérusalem. Pour reprendre une expression du Grand Maître dans son mémoire adressé à Clément V sur la fusion des ordres, l'ordre des templiers s'était toujours considéré comme «l'avant-garde de la chrétienté».
Quand les frères templiers comprendront que tout était fini et qu'ils allaient assister de leur vivant à la fin de leur religion, leur première préoccupation fut de préserver l'avenir. Cela passait par la protection de leur trésor, issu de leur engagement en Terre Sainte. Cet acte de conservation n'est pas tant à prendre comme une volonté de soustraire des richesses à la convoitise de puissants personnages toujours en manque de fonds, mais plutôt comme une volonté de réserver un héritage pour les générations futures. A travers leur trésor, les chevaliers du Temple nous donnaient un rendez-vous avec l'histoire.
La couronne des rois mages
En 1372, en un temps où le pape Grégoire XI (1370-1378) cherche à relancer un projet de croisade, un frère carmélite, Jean de Hildesheim, prieur du couvent de Marienau, nous fera quelques révélations à propos du trésor des templiers et plus particulièrement sur une pièce maitresse de ce trésor. Il s'agit d'un diadème en or, orné de pierres précieuses d'une inestimable valeur. Ce diadème est surmonté de lettres chaldéennes et d'une croix. La description qu'en donne le prieur de Marienau ressemble fort au type de couronnes ottoniennes du Saint empire Germanique.
Jean de Hildesheim nous dit aussi que ce sont les nobles princes de 'Vaux' qui amenèrent ce joyau à Saint-Jean d'Acre en 1200. Se comportant comme les rois mages, les nobles de Vaux déposèrent cette couronne en Terre Sainte, où les templiers en eurent la garde. Le prieur carmélite précise que les nobles de Vaux apportèrent aussi des livres sur les rois mages et qu'ils portaient sur leur étendard la croix du Temple et l'étoile des mages.
Marianne Elissagaray, qui publia en 1965 l'Historia Trium Regum de Jean de Hildesheim n'eut pas de mal à identifier ces rois mages avec la maison seigneuriale des Baux de Provence. Les seigneurs des Baux prétendaient descendre du roi mage Balthazar; leur blason était une étoile à 16 rais d'argent sur fond de gueules en l'honneur de l'étoile des rois mages. Leur devise était:" A l'azard Bautezar".
Blason de la maison des Baux
Quant aux livres que cette maison apporta avec elle, cela nous fait entrer de plein pied dans la tradition des vaticinations – une littérature qui prétend annoncer l'avenir. La plus connue des ces traditions littéraires dans le monde bénédictin du Moyen-Age est celle du millénarisme qui s'attache au récit de la fin des temps qui doit advenir dans la vallée de Josaphat à Jérusalem , lieu où l'on situait la sépulture de la vierge Marie, notre-Dame. Les théories millénaristes ont directement influencé l'esprit des chevaliers de la première croisade. Quand Godefroy de Bouillon (1099-1100) sera désigné pour diriger les nouveaux états de Terre Sainte, il fondera dans la vallée de Josaphat un monastère en l'honneur de Notre-Dame qu'il confiera aux soins des moines bénédictins. Quand l'ordre des Pauvres Chevaliers du Christ du Temple de Salomon sera crée à Jérusalem en 1119, les templiers deviendront les protecteurs de la vallée de Josaphat.
Les récits latins sur la fin des temps s'inspirent principalement d'un texte d'origine syrienne datant de la fin du VIIème siècle et attribué à l'évêque Méthode. Ce récit inspira une nombreuse littérature prophétique dont la plus célèbre au Moyen-Age fut celle du moine bénédictin Adson de Moutier-en-Der écrit aux environs de 954 De Nativitate et Obitu Antichristi. Il y aura aussi L'Oracle de la Sybille Tiburtine, composé en Italie du Sud au milieu du XIème siècle. Tous ces ouvrages racontent à peu près la même histoire: celle de la venue du roi des derniers jours qui fera l'unité de l'occident et se rendra à Jérusalem. Là, sur le Mont des Oliviers, il déposera son sceptre et sa couronne. Rappelons que Godefroy de Bouillon avait refusé de porter la couronne de Jérusalem là où le Christ avait subi son martyr, ceint d'une couronne d'épines. Cette abolition de la royauté devait précéder la venue de l'Antéchrist qui sera vaincu par l'archange Saint Michel et ses légions célestes annonçant le jugement dernier.
Dans la tradition bénédictine, c'est au pied du tombeau de Notre-Dame, dans la vallée de Josaphat, que la Vierge Marie intercèdera en faveur de ses fils le jour du Jugement dernier et que l'orgueilleux sera condamné et l'humble consolé. Plusieurs moines de la Stricte Observance bénédictine s'intéresseront de près à ces révélations, notamment le cistercien Otton de Freising (1112-1158) , abbé de Morimond et oncle de l'empereur Frédéric Barberousse, qui s'attachera surtout à démontrer le caractère germanique du Roi des derniers jours. Il y a aussi Joachim de Flore (1130-1202), abbé cistercien du monastère de Corazzo, abbaye fille de la Claire Vallée. Dans son Expositio in Apocalipsim, Joachim situait la fin des temps en 1200. Mais pour l'abbé cistercien la fin des temps n'était que le début d'une nouvelle ère, celle du Saint Esprit, qui était pour lui la réalisation pleine et entière de la Stricte Observance bénédictine à l'échelle universelle.
Incontestablement la mystérieuse confrérie des Rois Mages, dont Jean de Hildesheim nous avait révélé l'existence, avait pris très au sérieux les prophéties de l'abbé calabrais. La couronne apportée en Terre sainte devait appartenir au nouvel empereur germanique élu en 1198, Otton IV de Brunswick (1176-1218) – qui le jour de l'épiphanie en 1200 avait fait don de trois couronnes à la cathédrale de Cologne où sont déposées les reliques des rois mages. Otton IV figure sur la châsse en or contenant les rois mages. Il est représenté derrière les trois rois plus petit et sans couronne en signe d'humilité, ses mains sont voilées ,portant offrande, car il est aussi le donateur de l'or et des pierres précieuses qui ornent la châsse. Otton IV mettait ainsi son couronnement sous la protection de la Vierge Marie et sous la figure du Christ du Jugement dernier, placé dans le registre supérieur.
Otton IV de Brunswick-Poitou, petit-fils d'Aliénor d'Aquitaine et de Henri II Plantagenet, neveu du roi d'Angleterre Richard Coeur de Lion, sera d'ailleurs le fameux héros célébré dans le Parzival du chevalier allemand Wolfram von Eschenbach. Mais l'univers de la Stricte Observance bénédictine reste exigeant et il n'est pas rare en politique que les élus finissent par prendre pour leur bien propre ce dont ils sont seulement dépositaires. Otton de Brunswick décevra vite ses protecteurs, les templiers, et la confrérie des Rois Mages devra se trouver un nouvel élu.
En Provence, autour de la cité d'Arles, la tradition des rois mages est encore très vivace et aussi ancienne que celle de Cologne et de Milan – et surtout plus ancienne que celle de Florence, où au XVème siècle la confrérie des rois mages se réunira dans la chapelle privée des Médicis.
La confrérie a scruté les cieux bien après la fin des templiers, et les vaticinations ne se sont pas arrêtées.
En Provence, le mage le plus célèbre avec ses Centuries fut Michel de Nostredame (1503-1566), dont le nom est composé des deux derniers acteurs du Jugement dernier dans la vallée de Josaphat. Michel de Nostredame est né à Saint-Rémy-de-Provence, au pied de la forteresse des seigneurs des Baux de Provence, dans les Alpilles. Ce n'est peut-être qu'une coïncidence, mais si on pense que les frères templiers ont caché leur trésor dans l'attente du roi des derniers jours qui viendra établir l'état de la Stricte Observance à Jérusalem, les indications de Michel de Nostredame dans ses Centuries sur l'emplacement d'un trésor ont toutes les raisons de retenir notre attention:
«Dessous de chêne Guien, du ciel frappé,
Non loin de là est caché le trésor
Qui par longs siècles avait été grappé.»(I, 27)
On peut croire qu'une fois ce chêne identifié, le héros tant attendu n'aura jamais été aussi près de ceindre la couronne et de réaliser les espérances eschatologiques de nos chevaliers.
L'espace unifié
Dans son Éloge à la Nouvelle Chevalerie, Saint Bernard nous dit à propos des templiers: « Parmi eux, point d'acception de personnes: c'est le meilleur qu'on respecte, non le plus titré. » (IV,7) Les Fils de la Vallée sont les fils de cette Stricte Observance bénédictine, ces humbles personnes qui souhaitaient vivre dans une fraternelle égalité à la manière des citoyens, loin des titres de noblesses qui flattaient l'orgueil des princes de sang.
Le fonctionnement de la Stricte Observance bénédictine était centré sur le Chapitre Général, dont les principes démocratiques fixaient l'organisation des chevaliers du Temple à Jérusalem. Sept siècles plus tard, cette expérience pourrait de nouveau revivre à travers une institution moderne comme celle des Nations Unies établie à Jérusalem.
Quant à Notre-Dame, celle qui console les humbles dans la vallée, elle nous offre dans la tradition de la Stricte Observance la vision de l'espace unifié – sorte de schéma géométrique mis au point par les cisterciens dans la construction de leurs églises dédiées à Notre-Dame. Ce schéma était comme la vision du Saint Graal, il structure un nouveau rapport au monde et sert accessoirement à faire des plans pour bâtir des édifices. La compréhension de ce schéma hautement symbolique était la clef pour le chevalier élu qui acceptait d'emprunter la voie de la Vie Nouvelle d'accéder au statut de 'citoyen du ciel', selon l'expression des moines du Moyen-Age.
Le poète florentin Dante Aligheri (1265-1321), qui n'hésitera pas à faire de Saint Bernard son guide au Paradis avait caché les principes de l'espace unifié dans l'Enfer de sa Divine Comédie – faisant de la figure de Lucifer, 'le porteur de lumière', le point central de cet espace. Le pèlerin, après avoir traversé ces contrées périlleuses, rejoignait la montagne du Purgatoire. Pour les frères templiers, et c'est très sensible dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach, que ce pèlerin soit juif, chrétien ou musulman, l'essentiel était pour eux qu'il partageât la même vision de l'espace pour que leurs différentes religions n'altèrent pas leur vivre en commun. C'est au sommet du Purgatoire qu'on offrait à ce pèlerin « la couronne et la mitre », honorant ainsi son libre-arbitre perdu depuis la chute d'Adam et enfin recouvré. Ainsi cet homme nouveau aura enfin voix au chapitre où sont rassemblés, assis en cercle, ces frères consolés, les citoyens démocrates.
par Jean-Pierre SCHMIT