La chapelle templière de Cressac-Dognon :

la bataille de Harim

 

détail de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Jusqu’à ce jour, la fresque inférieure du mur nord de la chapelle de la commanderie templière du Dognon n’a pas été identifiée. Nous pensons qu’il y ait de fortes probabilités pour que cette fresque représente la bataille de Harim qui eut lieu du 10 au 12 août 1164.

 

Ce qui nous permet d’avancer cette hypothèse est que la fresque évoquerait un épisode consécutif à cette bataille : l’échange pendant l’été 1165 d’un important personnage - le jeune prince d’Antioche, Bohémond III - contre un certain nombre d’otages en attendant que le jeune prince ait eu le temps de réunir l’énorme rançon exigée pour sa libération.

 

scène dite "d'échange de prisonniers"; fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Cet épisode de l’histoire des croisades a été relaté par l’historien René Grousset dans son ouvrage sur l’Histoire des Croisades tome II page 471.

 

La bataille de Harim

 

La bataille de Harim est en quelque sorte la suite donnée par Nur al-Din à la bataille de la Bocquée qui avait eu lieu un an plus tôt et qui est représentée sur la fresque supérieure du mur nord de la chapelle de Cressac-Dognon.

 

En 1163, Nur al-Din avait pris l’initiative  d’assiéger le Krak des Chevaliers, situé dans le comté de Tripoli. L’année suivante, il s’attaque à la forteresse de Harim, bastion avancé de la principauté d’Antioche sur la rive orientale de l’Oronte. Comme en 1163, l’annonce du siège d’une forteresse franque par les armées de Nur al-Din entraîne la mobilisation des Francs dans la principauté d’Antioche et dans le comté de Tripoli.

 

Nous retrouvons à cette occasion certains protagonistes déjà présents lors de la bataille de la Bocquée. – comme le poitevin Hugues VIII de Lusignan et le gouverneur byzantin de Silicie Constantin Coloman. Hélas, le chroniqueur Guilllaume de Tyr, qui était une de nos sources pour la bataille de la Bocquée, ne dit plus rien à propos de la présence de Geoffroi Martel frère cadet du comte d’Angoulême ni de celle du maître de la province templière d’Antioche, Gilbert de Lascy.  Compte tenu du peu de temps qui sépare la bataille de la Bocquée de celle de Harim, on peut tout de même penser que ces deux chevaliers étaient présents lors de cette dernière expédition.

 

On sait que les Templiers étaient aussi présents à la bataille de Harim. Le contingent templier était formé de soudoyés, pour la plupart des piétons avec en appui des turcoples constituant la cavalerie légère. Ces troupes étaient encadrées par des sergents du Temple et soixante chevaliers au blanc manteau.

 

Cette fois-ci, s’associent à cette armée de secours le jeune prince d’Antioche , âgé d’une vingtaine d’années, Bohémond III ainsi que Raymond III comte de Tripoli et Josselin III de Courtenay, l’oncle de Sybille de Jérusalem. Les Francs reçurent aussi l’appui de Thoros II, prince d’Arménie. Au final, cette armée de secours commençait à avoir fière allure. Michel le Syrien dans sa chronique parle de treize mille chevaliers et piétons -même si parmi ces nombreux  piétons, beaucoup n’étaient pas de véritables soldats.

 

Cette armée devait être assez impressionnante pour obliger Nur al-Din à lever le siège de Harim et battre en retraite le 10 août 1164. Cette facile victoire des Francs sans combattre finit par leur donner une confiance en eux par trop excessive. Alors qu’après la belle victoire de la Bocquée les Francs par prudence avaient renoncé à poursuivre Nur al-Din qui s’était réfugié dans Homs, cette fois-ci, ils se dirent qu’il était grand temps d’aller débusquer le loup dans sa tanière.

 

Nur al-Din s’était replié sur Artâh à 18 kilomètres à l’est du lac d’Antioche, position défensive protégée par le fleuve Afrîn. Cette position obligeait les Francs à pénétrer en territoire ennemi. Le gouverneur de la forteresse d’Harim qui avait vu de près l’armée de Nur al-Din chercha bien à les en dissuader. Mais la chevalerie franque était bien décidée à rééditer l’exploit de la Bocquée.

 

Hélas pour eux, les piétons très nombreux dans cette armée n’avançaient pas aussi vite que nos chevaliers impatients d’en découdre. L’armée franque s’avéra extrêmement lente à se déplacer. Passablement exaspéré, nos princes comprirent qu’à cette allure, ils n’avaient aucune chance de surprendre les armées de Nur al-Din. Les Francs établirent leur camp à Safsal. La nuit tombante, force était de constater que l’armée franque n’avait avancée que de trois kilomètres en territoire ennemi.

 

Dans cette armée de piétons, beaucoup n’étaient que des paysans ou des artisans qui avaient été enrôlés précipitamment, bon gré mal gré. On avait été jusqu’à vider les monastères pour faire nombre. Si de loin, cette armée pouvait faire impression, sur le terrain la plupart de ses hommes avaient déjà tout donné pour arriver jusqu’à Harim. Epuisés par la marche, ils n’avaient plus aucun goût pour la bataille. Le conseil de guerre réuni dans le camp des Francs prit en compte cette donnée et décida qu’au petit matin on se replierait sur Harim, au grand dam de beaucoup de chevaliers.

 

Le lendemain matin, comprenant que les Francs n’iraient pas plus loin, Nur al-Din décida d’engager le combat en terrain découvert avant que les Francs n’aient le temps de rejoindre la forteresse d’Harim.  C’est là où les milliers de cavaliers aguerris de l’armée de l’atabeg d’Alep montrèrent leur supériorité stratégique en se déplaçant en grand nombre pour arriver en très peu de temps au contact des Francs.  On était le 11 août 1164.

 

Acculés à la confrontation, l’infanterie franque se mit tant bien que mal en ordre de bataille. Quant aux chevaliers francs, nullement impressionnés et pour tout dire pas fâchés de la tournure des évènements , ils prirent l’initiative d’une charge sur l’ennemi. Impression terrible que de voir cette chevalerie lourde charger au triple galop dans un grondement infernal qui faisait trembler le sol. L’aile droite de l’armée de Nur al-Din, terrifiée par le spectacle, fut la première à céder. Ce corps d’armée, venu d’Alep, commandé par Qarâ Arslan, émir de Hisn Kaifâ, prit la fuite pour aller chercher refuge sous les murs de la cité d’Imm à trois kilomètres du champ de bataille. La chevalerie franque, emportée par son élan, se mit à poursuivre les fuyards malgré les injonctions du prince arménien Thoros II qui supplia la chevalerie de stopper sa charge pour revenir au contact de son infanterie. Manifestement, cela faisait trop longtemps que les chevaliers avaient le sentiment de piétiner à cause de cette infanterie pour écouter ces paroles de sagesse.

 

Bien loin de déstabiliser l’armée musulmane, la fuite de l’aile droite de leur corps d’armée semble avoir été orchestrée par Nur al-Din lui-même. Le résultat de cette stratégie fut de séparer la chevalerie franque de son infanterie qui se retrouva livrée à elle-même.  C’est à ce moment que surgit par derrière les positions franques l’armée de Mossoul qui s’était postée en embuscade. Totalement déstabilisée et incapable de réagir de manière coordonnée, l’infanterie commença à se faire massacrer. Malgré toutes les tentatives de garder un corps d’infanterie compact, c’est la panique qui saisit les cœurs et c’est bientôt le sauve-qui-peut qui l’emporta du côté des Francs – finissant de rendre inconsistant toute velléité de résistance. Seuls les arméniens commandés par le prince Thoros II purent se replier en bon ordre pour rejoindre Harim.

 

Quand la chevalerie chrétienne revint sur ses pas, elle ne trouva qu’un champ jonché de cadavres où se finissaient d’être réduit au silence les dernières poches de résistances. Ce fut maintenant à cette chevalerie de se trouver en mauvaise posture. Pressés de toutes parts, encerclés, les chevaliers se battent au corps-à-corps. Submergés par le nombre, certains des beaux seigneurs, se voyant perdus,  se mettent à crier « Merci ». Jetant leurs armes à terre, ils supplièrent qu’on les épargne. Sont faits prisonniers : le prince d’Antioche Bohémond III, le comte de Tripoli Raimond III, Hugues VIII de Lusignan, Josselin III de Courtenay et le duc byzantin de Silicie Constantin Coloman. Tous ces hommes eurent les mains attachées dans le dos et furent traînés sans ménagement pour finir dans les geôles de la cité d’Alep.

 

La bataille de Harim fut une terrible défaite pour les Francs. Sur les treize mille hommes engagés, les chroniques arabes parlent de plus de dix mille tués ou prisonniers chrétiens. Seulement sept chevaliers du Temple sur les soixante engagés réussiront à rejoindre les territoires francs. On ne sait ce qui advint du maître de la province templière d’Antioche, probablement emporté dans la tourmente. Le seul qui aurait peut-être échappé au désastre est Geoffroi Martel, qui semble être revenu de terre Sainte. Quant à Hugues VIII de Lusignan, il ne sortira des geôles d’Alep que bien plus tard puisqu'on ne retrouve sa trace en Poitou qu'en 1171.

 

Le jour d’après

Le 12 août 1164, Nur al-Din, profitant de sa victoire, s’empara de la forteresse de Harim. La route d’Antioche était libre. On aurait pu croire que l’atabeg allait lancer ses troupes sur la capitale de la petite principauté franque. Mais après avoir fait prisonnier le prince d’Antioche Bohémond III, Nur al-Din craignait surtout que les habitants d’Antioche fassent appel à l’empereur de Byzance, Manuel Comnène qui venait d’épouser Marie d’Antioche, la sœur de Bohémond III. Nur al-Din préférait nettement avoir affaire au jeune prince et à se petite principauté franque, sans grand danger pour lui, qu’au tout puissant empire byzantin dont les légions seraient autrement redoutables que la chevalerie d’Antioche.

 

L’autre danger pour Nur al-Din serait que le roi de Jérusalem trouve au prince Bohémond un remplaçant qui soit un guerrier aguerri – ce qui manifestement n’était pas le cas du jeune Bohémond que l’on avait vu affolé et suppliant sur le champ de bataille.

 

C’est donc à l’aulne de ces réflexions politico-stratégiques, que Nur al-Din était tout disposé à libérer le prince d’Antioche contre une forte rançon dont le montant avait été fixé à cent mille tahégans – somme exorbitante que le prince d’Antioche était incapable de réunir lui-même. Seul son impérial beau-frère, l’empereur Manuel Comnène était en mesure de payer une telle rançon. Bien sûr, il faudrait pour cela que le jeune Bohémond, toujours en captivité, puisse se rendre en personne à Constantinople pour lui réclamer la somme.

 

Nur al-Din accepta un compromis : il était prêt à libérer son illustre prisonnier si en contrepartie on lui livrait un certain nombre d’otages de marque au cas où Manuel Comnène se révèlerait moins généreux que prévu.

 

C’est cette scène qui, pensons-nous, est représentée sur la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac. Aujourd’hui l’état de la fresque ne nous permet plus d’admirer certains détails.

 

détail de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Heureusement, grâce aux aquarelles réalisées par le peintre charentais Eugène Sadoux en 1871, on peut encore voir la scène dite « d’échange de prisonniers ».

 

détail de la peinture faite en 1871 par Eugène Sadoux reproduisant la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon

 

Le prince Bohémond III, probablement le personnage tenu par le bras par son garde, est accompagné d’un chevalier de sa suite, les mains attachées dans le dos. En face, du côté franc, une troupe de cavaliers semble escortée par des gardiens.

 

détail de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Mais ce groupe de cavaliers n’est pas à proprement parler un groupe de prisonniers, que l’on déplaçait en général à pied. On imagine bien que si on déplaçait des prisonniers à cheval, on prendrait le risque de les voir s’égayer un peu partout dans la nature.  Le groupe de cavaliers représente plus probablement les fameux otages réclamés en garantie en échange de la libération du prince d’Antioche pour que ce dernier puisse réunir sa rançon. Cet événement s’est passé pendant l’été 1165. La bonne nouvelle dans cette affaire est que, grâce à l’empereur byzantin, le prince d’Antioche Bohémond III put effectivement payer sa rançon et les otages retrouver leurs familles.

 

détail de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Sur cette scène de la fresque inférieure du mur nord, le prince d'Antioche Bohémond III serait le personnage juste à côté de l'homme qui souffle dans un cor. La physionomie de ce personnage se rapproche de celle du prisonnier tenu par le bras comme l'a représenté le peintre Eugène Sadoux. Au pied du personnage, certains ont cru reconnaitre un coffre ou une malle. Ce pourrait être la fameuse rançon que Bohémond avait réussi à réunir.

 

Le blason de la maison seigneuriale des Taillefer

Un dernier détail retient notre attention. Le toit de la tente du camp des Francs, au premier plan, est décoré par une série de losanges qui rappelle le blason de la maison des Taillefer.

à gauche:détail de la peinture faite en 1871 par Eugène Sadoux représentant une partie de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon et à droite: blason de la maison seigneuriale des Taillefer

Sommes-nous devant la tente de Geffroi Martel, frère de Guillaume Taillefer , ce qui confirmerait sa présence pendant la bataille ? Il n’est pas rare aussi à cette époque que les seigneurs qui participaient financièrement à la construction ou à la décoration d’un édifice religieux soient ainsi honorés par leur blason.  Dans l’église templière de Montsaunès par exemple, elle aussi décorée à fresques, on peut reconnaître le blason des comtes de Comminges. Les fresques de Montsaunès mériteraient d’ailleurs une restauration urgente.

 

A Cressac, avec le toit de la tente des Francs, il semble que ce soit la maison des comtes d’Angoulème qui est honorée. Ces seigneurs étaient effectivement de proches voisins de la commanderie templière du Dognon. La commanderie du Dognon n’est qu’à trente kilomètres d’Angoulème. Certains auteurs ont cru même reconnaître dans le cavalier situé au centre de la fresque supérieure de la chapelle Geffroi Martel.

 

cavalier central; détail de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

J’ignore sur quels critères repose cette identification mais on peut tout de même penser que d’une manière ou d’une autre, la maison des Taillefer est liée à la réalisation de ces fresques. Même si en ce qui concerne le cavalier central de la fresque supérieure, le motif iconographique le rapproche fort d’une représentation du chevalier Saint Georges.

 

chevalier Saint Georges; détail du frontispice de l'Histoire de la rédemption du monde en images; oeuvre flamande datée de 1180; La Haye; Koninklijke bibiotheek; 76 F 5; fin XII° siècle

 

Dans les fresques de Cressac, Saint Georges poursuit un dragon incarné par l’étendard des armées de Nur al-Din.

 

Saint Georges à cheval attaque le Dragon qui avançait sur lui. il brandit sa lance avec vigueur et l'abat à terre. La Légende Dorée ; Jacques de Voragine

 

Manifestement, l’artiste a voulu faire correspondre un fait historique avec un événement tiré de la mythologie chrétienne pour faire ressortir un sens moral  qui au final s’inscrira dans une perspective eschatologique.


Cressac, un artiste formé à la scholastique

Notre artiste est très certainement familier de l’exégèse médiévale. Rappelons que dans l’herméneutique chrétienne, qui va constituer le fondement de la scholastique, l’interprétation des écritures bibliques se fait selon quatre niveaux de lecture. Les quatre sens de l’écriture, qui sont respectivement, le sens littéral – qui correspond au niveau historique, le sens allégorique – qui correspond à l’histoire de l’Église, le sens tropologique – associé à l’âme humaine, qui correspond au niveau moral, et enfin le sens anagogique – qui porte nos espérances vers la cité céleste, qui correspond au niveau eschatologique et dont le sens véritable nous sera révélé à la fin des temps.

 

La formule latine de cette méthode est : « littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia » (la lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce que tu dois viser).

 

Cette lectio divina des docteurs de la loi pratiquée dans les plus grandes universités du monde médiéval aura une influence certaine sur l’iconographie du Moyen-Age. Que ce soit en sculpture ou en peinture, les artistes se sentiront à l’aise dans cette forêt de sens. L’humanisme de la Renaissance ayant définitivement  tourné le dos à cette exégèse médiévale, la plupart de ses représentations qui ornent nos églises nous sont devenues aujourd’hui aussi familières que des hiéroglyphes égyptiens.

 

la légende du chevalier saint Georges

 

En suivant les intentions de l’artiste, on peut remarquer que le cavalier central au milieu de la scène de la bataille de la Bocquée est en quelque sorte la suite de l’histoire commencée avec Saint Georges défendant la princesse Silène.

 

Fuis mon seigneur, fuis vite ou nous périrons ensemble; La Légende Dorée; Jacques de Voragine; photo JP Schmit

 

Cette fresque attire notre attention sur la légende de Saint Georges qui lie les deux scènes. Cette histoire nous est contée par l’incontournable Jacques de Voragine dans son ouvrage La Légende Dorée. Jacques de Voragine nous raconte qu’après que la princesse Silène – princesse d’un peuple païen – ait informé Saint Georges qu’elle était offerte en sacrifice au Dragon qui chaque jour menaçait sa ville de destruction si on ne lui donnait pas un habitant à dévorer :

« Georges  lui dit : « Ma fille ne crains point, car au nom de Jésus-Christ , je t’aiderai. «  Elle lui dit : « Bon soldat ! mais hâte-toi de te sauver, ne péris pas avec moi ! C’est assez de mourir seule ; car tu ne pourrais me délivrer et nous péririons ensemble. » Alors qu’ils parlaient ainsi, voici que le dragon s’approcha en levant la tête au-dessus du lac. La jeune fille toute tremblante dit : « Fuis, mon seigneur, fuis vite. » A l’instant Georges monta sur son cheval, et se fortifiant du signe de la croix, il attaque avec audace le dragon qui avançait sur lui : il brandit sa lance avec vigueur, se recommande à Dieu, frappe le monstre avec force et l’abat par terre. »

 

 

 

Si nous avions un mauvais esprit, nous penserions que le dialogue entre la princesse Silène et le chevalier Saint Georges est à l’exact opposé de ce qu’a vécu Agnès de Courtenay, la mère de Sybille de Jérusalem. Le chevalier Amaury Ier d’Anjou, le mari d’Agnès, loin de se sacrifier pour la femme en détresse a fait comme le peuple païen et  a préféré sacrifier sa belle en la répudiant pour accéder au trône de Jérusalem. A travers la mise en scène de la légende de Saint Georges, doit-on y voir une allégorie de la vie de la cour à Jérusalem ?

 

Les deux femmes représentées sur la façade ouest de la chapelle sont-elles au sens historique Agnès de Courtenay et sa fille Sybille de Jérusalem ? De même, pourrait-on voir sous les traits de Saint Georges protégeant la princesse Silène Amaury de Lusignan, qui fut connétable du royaume de Jérusalem de 1181 à 1194 et que l’on dit avoir été le favori d’Agnès de Courtenay. Amaury de Lusignan, connétable du royaume, retournera en France pour aller chercher son frère Guy en Poitou et le ramènera à Jérusalem pour lui faire épouser la fille d’Agnès. La représentation de deux hommes sur un navire voguant vers la Terre Sainte trouverait sa cohérence dans cet épisode de la vie des deux Lusignan, Amaury et Guy.

 

détail de la fresque du mur ouest de la chapelle templière de Cressac-Dognon,source photo:http://www.insolite-asso.fr/spip.php?article138

 

Évidemment le style allégorique permet toutes les interprétations. Nous en proposons une, avec tous les guillemets qui s’imposent.

 

Finalement dans cette représentation allégorique, la figure qui semble le plus clairement identifiable est le Dragon, qui représente l’armée des Sarrasins qui assaille le royaume de Jérusalem.

 

détail de la fresque du mur ouest de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Cette interprétation est facilitée par le dragon porté en étendard par les armées de Nur al-Din dans la scène de la bataille de la Bocquée.

 

Le cavalier couronné: une figure polysémique

 

C’est avec cette ancienne grille de lecture issue de l’exégèse médiévale que nous allons revenir sur la figure du cavalier couronné.

 

fresque de la chapelle templière de Cressac, source photo: © Région Poitou-Charentes, Inventaire général du patrimoine culturel / C. Rome, 2011.

 

Regardé dans le sens littéral ou historique, nous avons cru reconnaître dans un article précédent Guy de Lusignan et Sybille de Jérusalem, sacrés roi et reine de Jérusalem en 1186. Dans cette perspective, le petit personnage grimaçant sous les sabots du cheval pourrait bien représenter les ennemis mortels des Lusignan qui sont les chefs du parti féodal. On pense notamment à Raymond III de Tripoli, qui avec acolytes, fuira le champ de bataille d'Hattin, provoquant la chute du premier état latin de Terre Sainte.

 

détail de la fresque du mur ouest de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Dans un sens allégorique, la figure du cavalier couronné se rapproche de l’empereur romain Constantin, premier empereur romain converti au christianisme faisant du même coup de chaque chrétien un citoyen de la civilisation romaine. Le projet de l’église grégorienne était de mettre en avant la figure constantinienne pour remettre au goût du jour les institutions sénatoriales des anciennes républiques romaines. Mais cette figure rappelait aussi aux chrétiens la fameuse et très controversée donation de Constantin, document juridique sur lequel s’appuyait l’église grégorienne pour revendiquer la primauté du pouvoir spirituel et temporel sur le monde médiéval.

 

Dans le sens allégorique, la femme couronnée peut représenter l’Église chrétienne ou Hélène, la mère de Constantin. Quant au petit personnage grimaçant, il  représente le monde païen à convertir.

 

Si on s’attache au sens tropologique, qui est du domaine de l’âme humaine comme le précise Jean Cassien (IVème siècle) , nous pensons que le cheval du cavalier nous indique que nous sommes face à une métaphore des instincts humains. Le cheval, animal psychopompe par excellence, fait voyager l'âme humaine d'un endroit à un autre ou d'un état à un autre. Le personnage grimaçant représente nos vices : le goût du pouvoir, de l’argent, de la luxure. C’est l’homme-animal qui est ainsi représenté. Incapable de s’élever lui-même, il est assujetti à la monarchie et s’oppose à l’homme spirituel qui maîtrise ses bas instincts en dominant sa monture pour s’élever au statut des citoyens libres et égaux en droit.

 

le cavalier couronné, détail de la fresque du mur ouest de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Il est le digne défenseur des idéaux de l’Église grégorienne. Cette âme bien faite aura l’amour de sa dame qui est la Jérusalem Céleste.

 

Ceci nous amène à l’ultime sens de cette lectio. Une bonne morale amène l’âme au Paradis mais à la fin des temps le royaume des cieux sera réalisé sur Terre. La restauration du royaume d’Israël, c’est le sens anagogique de cette figure. Les chevaliers du Temple faisaient don de leur corps et de leur âme pour la réalisation d'un nouvel ordre mondial à Jérusalem. Ce don et les valeurs qui lui sont attachées sont symbolisés par cette fleur de lys que la dame présente au cavalier.

 

détail de la fresque du mur ouest de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Dans la perspective eschatologique, le personnage grimaçant, torturé par ses conflits internes, représente par extension la guerre.

 

Par opposition, le cavalier sur sa monture est le garant de la paix car sa promise est Jérusalem, qui signifie ‘Cité de Paix’. Ce qui est visé ici, c’est un état de paix sur la terre à partir de Jérusalem et autour des valeurs de la citoyenneté.

 

La fresque inférieure du mur nord : une fresque négative ?

 

Les fresques supérieures du mur ouest et du mur nord expriment un optimisme serein, voire un enthousiasme exalté, avec cette victoire éclatante de la Bocquée - ce qui contraste sérieusement avec la fresque inférieure du mur nord. On sait que cette fresque a été réalisée après la fresque supérieure, puisqu’un décor avec un parement peint en trompe l’œil avait été réalisé pour finir la décoration du mur nord sur laquelle a été rajoutée la fresque inférieure.

 

La première idée qui vient à l’esprit est que cette fresque inférieure du mur nord a été réalisée après la terrible défaite de Hattin en 1187, qui a vu la chute du premier état latin de Terre Sainte . En effet, dans cette fresque, l’ambiance n’est plus à la fête. Cette fois-ci ce sont les musulmans qui arborent une mine satisfaite et les Francs qui sont tirés un peu comme du bétail.

 

détail de la fresque inférieure du mur nord de la chapelle templière de Cressac-Dognon; photo JP Schmit

 

Cela aurait été un scoop si cette fresque avait effectivement représenté la bataille de Hattin, mais trop d’éléments signifiants à cette bataille manquent pour que l’on puisse sérieusement défendre cette thèse. De plus, on n’imagine pas les Templiers se flagellant à ce point qu’ils représentent sur leurs murs l’objet de tant de souffrances et de déconvenues.  Imagine-t-on les armées napoléoniennes honorer la mémoire des batailles de Waterloo ou de Trafalgar ? Non, nous laissons cette satisfaction à la monarchie anglaise.

 

Pour notre part, nous pensons que la fresque inférieure a dû être réalisée entre les années 1187 et  1196 pendant la période de la Troisième Croisade. La représentation de la bataille de Harim est très certainement un rappel de la bataille de Hattin mais avec un message beaucoup moins désespérant– car malgré le désastre constitué  par la défaite de Harim, la principauté d’Antioche a finalement très bien surmonté cette défaite. De même, comme après Hattin où le roi de Jérusalem Guy de Lusignan fut libéré par Saladin, Bohémond III avait été libéré par Nur al-Din et avait fini par retrouver sa place à la tête de sa principauté.

 

Le message que l’on peut donc tirer de la fresque inférieure est que malgré le désastre militaire de Hattin qui semble à première vue catastrophique, au final Dieu veille et tout peut rentrer dans l’ordre des choses à condition que l’on s’en donne les moyens. Là, il ne s’agit plus de rassembler une simple rançon mais de mobiliser des moyens bien plus importants pour organiser une croisade. Voilà une lecture possible des intentions de l’artiste pour expliquer la réalisation d’une fresque qui donne une si piètre image de la chevalerie de Terre Sainte.

 

Les objectifs politiques des fresques templières de Cressac

 

Une dernière question se pose à nous. Comment se fait-il qu’un ensemble pictural aussi exceptionnel puisse atterrir dans une modeste chapelle au milieu de nulle part ? La présence de ces fresques à Cressac pourrait peut-être avoir des raisons politiques.  Nous pensons que les fresques de Cressac situées dans province templière du Poitou célébraient la maison poitevine des Lusignan qui venait grâce à Guy d’accéder au trône de Jérusalem. Les Templiers semblent avoir été des alliés fidèles de la maison des Lusignan, ils finiront même par revendre l’île de Chypre à Guy de Lusignan en 1192.  D’autre part, les fresques semblent présenter le blason de la maison des Taillefer – qui sont les comtes d’Angoulême. La chapelle de Cressac, tout en faisant partie de la province templière du Poitou, se situe aussi dans la zone d’influence des comtes d’Angoulême. La chapelle de Cressac n’est située qu’à trente kilomètres au sud-ouest d’Angoulême. Or nous savons que la maison des Lusignan avait le projet de constituer un vaste ensemble territorial en France pour pouvoir faire face à leurs ambitions en Terre Sainte. Ce projet était de faire fusionner le comté de la Marche, possession des Lusignan, avec le comté d’Angoulême, de la maison des Taillefer.

 

A gauche: territoire du comté d'Angoulême de la maison seigneuriale des Tailllefer et à droite: territoire du comté de la Marche, possession de la maison seigneuriale des Lusignan; source: www.earlyblazon.com

 

Ce projet avait l’assentiment et le soutien du duc d’Aquitaine et roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion ainsi que très certainement celui des Templiers qui ont du jouer de leur influence pour le mettre en œuvre. On remarque que c’est probablement sous la maîtrise du templier Aimery de Saint-Maur, maître de la province templière du Poitou, que Hugues IX de Lusignan épouse vers 1194 Mathilde d’Angoulême, fille unique de Vulgrin III Taillefer, comte d’Angoulême. Cette union est une affirmation des prétentions des Lusignan sur le comté d’Angoulême. Même si les oncles de Mathilde ne se sont pas privés de la spolier de son héritage pour que le comté d'Angoulême reste aux mains des Taillefer.  Un deuxième rapprochement  se dessinera en 1200 quand Isabelle d’Angoulême, l’unique héritière du comté d’Angoulême, est fiancée à Hugues X de Lusignan. Mais Isabelle est enlevée le jour de son mariage par le roi d’Angleterre Jean Sans Terre qui l’épouse. Finalement, ce n’est qu’en 1220 quand Isabelle devient veuve, qu’Hugues X de Lusignan et Isabelle d’Angoulême célébrèrent leur union, permettant à la maison des Lusignan de rassembler définitivement sous leur nom les deux comtés.

 

gisant d'Isabelle d'Angoulême, abbaye de Fontevraud, France; source photo:http://a397.idata.over-blog.com/5/01/73/55/Art-roman/Fontevraud/P1020261.JPG

 

Les fresques de la chapelle templière de Cressac cherchent à raconter l’histoire commune de ces deux maisons même si dans les faits elles ont souvent été rivales. C’est leur histoire commune en Terre Sainte qui semble justifier à travers ces fresques la raison de la fusion de ces deux maisons seigneuriales. Malgré leurs divergences, un intérêt supérieur – celui de la Terre Sainte – exigeait d’elles qu’elles se rassemblent. Saint Georges peut-être à la fois un Lusignan ou un Taillefer car au final ces deux maisons n’en feront plus qu’une.

 

Pour finir, signalons qu'une maison seigneuriale viendra faire le lien entre les deux maisons rivales des Taillefer et des Lusignan. Il s'agit de la maison des Courtenay. Alice de Courtenay, fille de Pierre Ier de Courtenay, épouse en 1186 Aymard Taillefer, comte d'Angoulême. C'est leur fille unique Isabelle d'Angoulême qui donna le comté d'Angoulême aux Lusignan. Alice de Courtenay fait partie de la branche aînée des Courtenay, descendants du roi de France Louis VI le Gros. Son père, Pierre 1er, s'était rendu plusieurs fois en Terre Sainte: une première fois pendant la seconde Croisade, puis une seconde fois en 1179. La branche aînée est donc en étroite relation avec sa branche cadette, représentée à cette époque par Josselin III de Courtenay et sa sœur Agnès de Courtenay. Josselin III de Courtenay (d'Edesse) a participé à la bataille de Harim. Fait prisonnier en même temps que Hugues VIII de Lusignan, il n'est libéré  qu'en 1176 avec un autre seigneur, Renaud de Châtillon. Ces deux chevaliers, alliés à Agnès de Courtenay, soutiendront le mariage de Sybille de Jérusalem, nièce de Josselin III, avec Guy de Lusignan en 1180.

 

Tous ces personnages participèrent aussi sans état d'âme avec le grand-maître des Templiers, Gérard de Ridefort, au coup d'état qui permit le sacre de Sybille et de Guy de Lusignan le 20 juillet 1186.

 

La famille des Courtenay, très impliquée en Terre Sainte à la cour de Jérusalem, semble aussi s'être intéressée aux projets des Lusignan dans le royaume de France. A travers la fille d'Alice de Courtenay cette maison permit aux Lusignan d'asseoir leur assise territoriale en Poitou-Charentes, leur offrant par la même occasion les moyens de soutenir toutes leurs ambitions en Terre Sainte.

 

par Jean-Pierre SCHMIT

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