L'ermitage de San Bartolomé d'Ucero,
les Templiers portiers de l'Enfer ?

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Par moi l’on va dans la cité dolente,

Par moi l’on va dans l’éternelle douleur,

Par moi l’on va chez les âmes damnées. 

La justice anima mon sublime artisan.

Je fus faite par la divine puissance,

La plus haute sagesse et le premier amour.

Avant moi il n’y eut point d’autres choses créées

Sinon éternelle, et moi l’éternelle je durerai.

Laissez toute espérance, vous qui entrez!

            Dante Alighieri, La Divine Comédie,

            chant III, (1 à 9), la porte de l’Enfer

 

 

San Bartolomé d’Ucero, un ermitage templier?

 

Tenter de déterminer les possessions de l’ordre des Templiers au sein du diocèse d’el Burgo de Osma en Castille, où est situé l’ermitage de San Bartolomé d’Ucero, reste un exercice qui ne peut répondre à toutes nos interrogations puisqu’une partie des archives du diocèse concernant la période qui nous intéresse a été détruite par des incendies. 

 

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Selon la documentation de la commission templière de Saragosse de Novillas, le Temple aurait eu des possessions à Àgreda et Compo de Gómara avant 1134. C’est dans une bulle datée du 10 octobre 1170 que le pape Alexandre III énumère une liste de couvents templiers dans la démarcation castillane où est cité pour la première fois le couvent templier de San Juan de Otero dans le diocèse d’el Burgo de Osma sans que l’on puisse localiser avec certitude où se trouvait se couvent templier.

 

Seul indice donné par les chercheurs locaux, et cet indice paraît bien mince: suite à un litige entre l’ordre des Templiers et celui de Calavatra, nous connaissons le nom d’un des Templiers du couvent de San Juan de Otero. Il s’agit de Fernan Nünez de Fuente Almexir, originaire de la ville de Fuentearmegil, distante d’une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau de la cité d’Ucero.

 

Si on s’attache aux indices lapidaires, on peut tout de même constater que dans la localité d’Ucero toute proche de l’ermitage de San Bartolomé, plusieurs stèles templières ont été répertoriées et ont servi en réemploi dans les murs des bâtiments de la ville.1

 

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À l’heure d’aujourd’hui, ces stèles funéraires constituent le seul élément probant d’une présence templière à Ucero. 

 

 

1c stele templiere

 

La ville d’Ucero est située aux creux de la vallée qui ouvre la voie au canyon du Rio Lobos. À l’origine, la petite cité d’Ucero se trouvait en hauteur, protégée par son château et son église, aujourd’hui en ruines et que les chercheurs locaux identifient avec l’église du couvent templier de San Juan de Otero, « otero » signifiant en hauteur ou monticule.

 

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Dans ce cas, les habitants du lieu se seraient servis des stèles funéraires du couvent situé sur la colline pour les intégrer dans leurs habitations dans la vallée. 

 

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Quant à l’attribution du château d’Ucero à l’ordre des Templiers, cela paraît a priori peu probable puisqu’il semble que le château aurait été donné par Alphonse VIII de Castille à Juan Gonzalez après la bataille de las Navas de Tolosa en 1212 et qu’en 1302 ce seraient les évêques d’el burgo de Osma qui auraient rachetés le château aux héritiers de Juan Garcia de Villamayor. 

 

L’identification de l’église de la colline d’Ucero avec l’ancien couvent templier de San Juan de Otero reste donc encore mal assurée même si la présence des Templiers à Ucero semble plus que probable et que les historiens du diocèse d’el Burgo de Osma admettent l’origine templière de l’ermitage de San Bartolomé d’Ucero. 

 

 

San Bartolomé, gardien des Enfers?

 

La question que beaucoup de personnes se sont posées est de savoir pourquoi les Templiers avaient-ils pris l’initiative à la fin du XIIe siècle ou au début du XIIIe siècle de faire construire ce bel ermitage dans cet obscur canyon au milieu de nulle part. 

 

Pour y répondre, certains chercheurs ont fait remarquer que l’ermitage de San Bartolomé d’Ucero se situait à équidistance des deux extrémités de la péninsule ibérique.

 

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Doit-on mettre ce fait sur le compte d’un pur hasard ou nous trouvons-nous là devant un indice à caractère mystique? Un élément de réponse à nos interrogations pourrait nous être apporté indirectement par un jésuite du XVIe siècle nommé Pablo José de Arriaga.2 Dans une lettre écrite en 1598 au général de son ordre, Claudio Aquaviva, De Arriaga, qui se trouve en Amérique du Sud, plus précisément dans la cité de Potosi en Bolivie, décrit à son supérieur les pratiques des autochtones qui sacrifient à des divinités païennes cachées dans une grotte située dans une gorge profonde empruntée par les caravaniers. Cette gorge terrifiait les voyageurs qui s’y engageaient car on prétendait que certains voyageurs pouvaient être littéralement dévorés par la montagne infestée de forces démoniaques sorties de la grotte située au milieu de la gorge. 

 

Pour faire cesser les dévotions à ces forces obscures et souterraines, les jésuites décidèrent d’exorciser cette grotte en faisant appel à un saint capable de lutter contre les plus puissants démons: San Bartolomé. San Bartolomé, ou saint Barthélemy, fut apôtre de Jésus Christ puis évangélisateur en Asie Mineure, en Mésopotamie et en Arménie où il fut martyrisé. Une des particularités du saint est qu’il fut écorché vif et qu’il est souvent représenté avec sa propre peau dans une main et un couteau dans l’autre qui servit pour l’écorcher et qui dorénavant lui permet de combattre le démon.

 

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Pour les amateurs de mystère, on associe San Bartolomé au serpent qui lui aussi perd sa peau. Cela donne à saint Bartolomé une certaine affinité avec les forces souterraines et telluriques qu’incarne parfois chez les bâtisseurs le serpent diabolique. 

 

Les jésuites firent bâtir une chapelle en l’honneur de san Bartolomé près de la grotte maudite et la légende veut que le saint ait vaincu le diable avec son couteau et qu’il le repoussa dans cette grotte sans qu’il puisse jamais plus en sortir. Par la suite, les jésuites installèrent une croix au fond de cette grotte. Malgré tout, on s’inquiéta que le saint lui-même passait plus de temps dans cette grotte qui fut identifiée avec la porte de l'Enfer que dans sa propre chapelle édifiée en son honneur. Pour remédier à cette déconvenue, les autochtones décidèrent de dynamiter l’entrée de la grotte. 

 

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C’est ainsi que tout rentra dans l’ordre: San Bartolomé repris le chemin de sa chapelle. Quant au Diable, il fut renvoyé aux enfers. Les voyageurs purent dorénavant traverser sans crainte les gorges de San Bartolomé.

 

Chaque année le 24 août, jour de la Saint Barthélémy, la population de Potosi commémore la victoire du saint sur le diable et, quand l’effigie du saint retourne dans sa chapelle après avoir visité les gorges, il est salué par une salve de dynamite. 

 

Dans la péninsule ibérique au Moyen-Âge, les pèlerins voulant rejoindre le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle pouvaient passer par ce canyon perdu du Rio Lobos dans cette région reculée d’Espagne, aujourd’hui parc naturel et hier territoire des loups. 

 

Quand le pèlerin de Saint-Jacques s’engageait dans ce canyon, il pouvait aussi sentir sur lui l’oeil perçant des vautours fauves qui vous regardent comme si vous étiez leur prochain repas. 

  

C’est dans ces contrées sauvages et quelque peu hostiles que lors des longues veillées d’hiver éclairées par le feu d’une cheminée les habitants des lieux livraient leur terrible secret car c’est dans ce canyon proche du village que le Malin habitait. On disait qu’il sortait la nuit de sa grotte sous la forme d’un grand serpent et malheur au voyageur qui osait s’aventurer à ce moment-là dans le canyon maudit de Dieu.

 

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Les légendes locales veulent que ce soit les Templiers qui décidèrent d’exorciser ce lieu en élevant un ermitage dédié à San Bartolomé juste en face de la grotte du Diable. La légende locale précise que le Christ à l’étoile, connu sous le nom de « Christ sorcier » et provenant de l’ancienne église templière de San Juan de Otero, conseilla aux Templiers de placer un Pentalpha inversé sur les transepts de l’ermitage pour repousser le Malin. 

 

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On peut constater à ce propos certaines différences avec l’exorcisme pratiqué par les jésuites en Bolivie car c’est la croix du Christ qui avait servi à repousser le Diable alors que dans le canyon du Rio Lobos, les Templiers ont utilisé le Pentalpha inversé qui, certes, à l’époque symbolise la vierge Marie et l’Enfant jésus, mais reste tout de même un symbole bien ésotérique, surtout quand on sait que ce pentalpha inversé est associé à l’Étoile du Matin que les Romains appelaient Lucifer. 

 

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De plus, la légende locale évoque un « Christ sorcier », ce qui laisserait entendre que le Pentacle inversé agit comme un talisman qui contraint les forces maléfiques. Si c’était le cas, nous ne serions plus tout à fait dans le domaine de l’exorcisme mais dans celui de la nigromancie, c’est-à-dire la science des démons, ce que l’expression « Christ sorcier » ne ferait que confirmer. Les affinités de san Bartolomé avec le Serpent et sa propension à être plus attiré par la porte de l'Enfer que par sa propre chapelle peut aussi nous interroger car à aucun moment il nous semble qu’il ait été question de condamner l’entrée de la porte de l'Enfer dans le canyon du Rio Lobos. 

 

Faut-il en déduire que les Templiers étaient si persuadés de posséder un talisman si puissant qu’ils étaient certains d’avoir définitivement cloué la tête du Serpent comme avec la dalle de santé dont la fonction était de fixer toutes les forces telluriques de la région. 

 

Tous les 24 août, les gens de la région d’Ucero viennent fêter la Vierge de la Santé qui porte l’Enfant-Jésus au cours d’une procession qui circule dans le canyon. 

 

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Ils ont aussi pour habitude de se tenir debout les pieds joints sur la Dalle de Santé. 

 

 

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Dans le serment des douze étoiles, Saint Bernard rappelle la vocation de la Vierge Marie. « Bien plus cet unique insensé, le prince de toute folie, dont on peut dire avec vérité, qu’il a changé comme la lune, et qu’il a perdu tout son éclat, se voit maintenant foulé, écrasé par Marie, sous les pieds de qui il endure une affreuse servitude. Car elle fut jadis promise de Dieu, comme devant écraser un jour, du pied de sa vertu, la tête de l’antique serpent. »3

 

 

Exorcisme ou pratique de la nigromancie?

 

La pratique de l’exorcisme effectué par les Templiers sur la porte de l'Enfer de cette terre d’Occident semble conforme à l’esprit de leur religion qui faisait de Notre-Dame la patronne et la protectrice de leur ordre.

 

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Cependant on ne peut s’empêcher de trouver suspect le fait d’employer un Pentalpha inversé comme talisman contre le Malin car on a encore en tête le passage du roman de Parzival quand Wolfram von Eschenbach écrit, sous la dictée d’un certain Kyot le Provençal, alias Gervais de Tilbury.

 « Songez à ce qui advint à Lucifer et à tous ses compagnons de lutte. Et pourtant c’étaient des êtres sans fiel. Ah ! Seigneur Dieu ! D’où leur vint cette haine, qui les mena, après une suite infinie de combats, à recevoir en enfer un cruel châtiment? Astaroth et Belcimon, Belet et Radamante, et tant d’autres dont je sais encore les noms, toute cette brillante troupe d’êtres célestes dut expier sa haine en recevant les noires couleurs de l’enfer. »4

 

L’auteur de ce passage avoue lui-même qu’il connaît le nom de tous les compagnons de Lucifer et pour cause puisqu’ils sont souvent invoqués dans la pratique de la nigromancie. L’auteur évoque notamment Rhadamanthe, un des trois fils de Zeus et d’Europe, qui est juge de l’Enfer dans la mythologie grecque avec ses frères Eaque et Minos. Dante dans l’Enfer de sa Divine Comédie mettra en avant le frère de Rhadamanthe, Minos.

 

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Pour donner une petite idée de la personnalité de ce Kyot le Provençal, identifié avec l’anglais Gervais de Tilbury, on peut donner l’anecdote suivante à son sujet. Quand Gervais de Tilbury se trouvait au service de Monseigneur l’archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains, Gervais de Tilbury fit brûler vive en place publique une jeune paysanne qui avait refusé de coucher avec lui sous le seul prétexte que les arguments qu’elle avançait pour rejeter ses avances prouvaient qu’elle était une hérétique.5 Le Diable en personne n’aurait pas fait mieux que cet anglais élevé à la cour des Plantagenêt, grand amateur de femmes et de magie qualifiée de « salomonienne » .

 

Aussi étonnant que cela puisse paraître, à l’époque de Gervais de Tilbury la magie n’est pas considérée comme une pratique hérétique. Tout ce qui concerne la science des démons, ou la nigromancie, semble être plus ou moins associé à la pratique des exorcismes. Il faudra attendre le pape Jean XXII et sa bulle « Super illius specula » fulminée en 1326 pour que la magie soit considérée comme une pratique hérétique. L’église pour la première fois reconnaît la nigromancie comme une pratique démonolâtre qui détourne les sacrements ou les objets sacrés tels que les hosties. 

 

De leur côté, les clercs qui pratiquent la magie affirment plutôt qu’ils demandaient l’aide divine afin qu’elle contraigne les démons à l’obéissance. Mais l’église voit dans certains actes, tels que le jeûne ou le fait de porter des tenues spécifiques (par exemple la tenue du grand-prêtre de Salomon sur laquelle est tracé un pentacle), comme autant de manières de sacrifier aux esprits et donc de leur être lié, d’être soumis à eux.

 

Rien qu’en France dans la première moitié du XIVe siècle,6 quatorze procès en sorcellerie vont être menés par l'Inquisition qui impliquent dans la plupart des cas des ordres monastiques comme ceux des moines bénédictins, dominicains ou cisterciens. Ils touchent aussi des clercs et des prêtres. Au total, une vingtaine de religieux sont condamnés dont huit femmes. Dans sa Divine Comédie, le poète florentin Dante Aligheri n’hésite pas dans le huitième cercle de l’Enfer à citer certains personnages comme le célèbre sorcier Michael Scot (1175-1232), attaché à la cour de l’empereur germanique Frédéric II , ainsi que Guido Bonatti, célèbre astrologue au service du comte Guido de Montefeltre ou Benvenuto Asdente, cordonnier de Parme devenu prophète de la fin des temps sans compter les sorcières et devineresses dont le poète néglige de nous donner les noms. 

 

L’Église faisait bien de réagir car la nigromancie va vite se transformer en rituel satanique dans lequel est pratiqué le sacrifice d’êtres vivants. Au début, ce sont d’innocentes colombes que l’on sacrifie mais par la suite on n’hésitera pas à sacrifier des enfants. 

 

Le procès du maréchal de France Gilles de Rais (1404-1440) ancien compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, révélera la pratique de cérémonies sataniques dans lesquelles seront violés et sacrifiés dans des conditions atroces plus de deux cents enfants âgés de cinq à seize ans. Ces cérémonies démoniaques seront conduites par un jeune prêtre florentin nommé François Prelati. 

 

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Il se trouve que le berceau de cette université du Diable était la cité de Tolède, dans ce royaume de Castille où les Templiers gardaient la Porte de l’Enfer.

 

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Comme il est rappelé dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach, c’est précisément dans la cité de Tolède en Castille que Kyot le Provençal, le maître illustre, trouva parmi les manuscrits abandonnés la matière de cette histoire notée en écriture arabe.7

 

Parmi les nigromanciens célèbres de Tolède, on retrouve l’écossais Michael Scot et on est surpris de constater qu’en Espagne la nigromancie est considérée comme une science tout à fait raisonnable. 

 

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Dans sa Disciplina Clericalis, écrit vers 1106, qui est un recueil d’exempla destiné à l’étude des clercs, le juif converti originaire de Huesca en Aragon, Pierre Alphonse (1062-1140) envisage la possible appartenance de la nigromantia aux sept arts libéraux.8 Pierre Alphonse, de son nom juif Moshé sephardi, médecin et astrologue du roi d’Aragon Alphonse 1er, s’installera par la suite en Angleterre où il participera à diffuser la pratique de la magie à la cour des Plantagenêt. 

 

Après lui, nous avons Johannes Hispalensis et limiensis (Jean de Seville), lui aussi d’origine juive, qui traduisit le De Imaginibus dans lequel la science des images astrologiques est considérée comme plus digne que la géométrie et plus haute que la philosophie. La magie astrale est qualifiée de point culminant du savoir.9

 

Les communautés juives de cette époque étaient très imbibées par l’univers de la magie. À Paris, sur l’île de la Cité, les Juifs étaient réputés pour leurs pratiques magiques, la fabrication de talismans ainsi que par l’étude du Talmud. Ce sont ces Juifs de la Cité qui influenceront fortement des personnages comme le théologien parisien Pierre le Mangeur, un des maîtres spirituels de Gervais de Tilbury. De même dans le nord de l’Espagne, dans le sud de la France et particulièrement en Provence, la science de la kabbale sera développée par des communautés de ces régions au grand dam du rabbin juif Moïse Maïmonide (1138-1204) qui désespère de voir ses congénères attacher tant d’importance à des fariboles comme les pseudo-sciences de la magie ou de l’astrologie.

 

Malgré tout, la quête de pouvoirs surnaturels à travers des pratiques magiques trouve de plus en plus d’adeptes dans le royaume de Castille. En 1160, dans son Divisione Philosophie, le clerc tolédan Gundisalvus introduit huit divisions dans une catégorie générale intitulée Scientia Naturalis Universalis qui comprend la médecine, la science astrologique, la science de la nigromancie selon la physique, la science des images, c’est-à-dire la magie astrale, l’agriculture, la navigation, l’optique et l’alchimie.10 

 

Quant au clerc anglais Daniel de Morley, dans sa Philosophie composée après son séjour dans la cité de Tolède entre 1175 et 1187, il reprendra la nomenclature en huit parties avec la science de la nigromancie selon la physique ainsi que l’alchimie qui est « la science de la transformation des métaux en d’autres espèces ».11

 

Le notaire et chancelier de Florence Brunetto Latini12, dans son Livre du Trésor, écrit vers 1260-1266, fera un résumé explicite de sa conception de la philosophie puisqu’il place la nigromancie en tête des sciences dites mécaniques.

 

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On peut constater qu’entre le XIIe et le XIIIe siècles, en Espagne, en Angleterre, en France en Allemagne ou en Italie, l’art de la nigromancie, c’est-à-dire de la magie, est enseignée comme une science. L’évêque de Paris, Guillaume d’Auvergne, dans le chapitre 24 de son De Legibus et Sectis (1228-1230) reprend l’expression de « nigromancie selon la physique » et introduit pour la première fois la notion de  « magie naturelle ».13Quant au grand théologien allemand Albert le Grand, il se situe dans la droite ligne de ses prédécesseurs même si il fait la différence entre la magie des mages (il pense aux Rois Mages qui s’intéressent aux merveilles de la nature) et les malefici, les sorciers.14 Ces sorciers auront tout de même leurs entrées à la cour du roi Alphonse X de Castille, de l’empereur germanique Frédéric II, comme à celle des rois Plantagenêt.

 

Dans un tel contexte culturel, on est sidéré de constater que la pratique de la magie voire de la sorcellerie liée aux milieux savants et éduqués, pour ne pas dire initiés, était à deux doigts de faire son entrée à l’université.15

 

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Kyot le Provençal, alias Gervais de Tilbury, est l’archétype de ce clerc savant qui considérait la pratique de la magie comme le pouvoir de mettre à son service les forces occultes de la Nature.  Son maître en théologie, Pierre le Mangeur, dans son Historia Scolastica, considère Moïse et Salomon comme des praticiens de la magie. Il écrit à propos de Salomon « il fut l’inventeur des exorcismes et utilisa à cette fin des pierres précieuses sur lesquelles il fit graver des caractères et des noms divins. »,16 se référant à l’historien juif Flavius Joseph, Gervais de Tilbury dans ses Otia de Imperialia, reprend le propos d’un salomon magicien en disant « Salomon fut le premier qui enclôt le malin esprit dans un anneau par lequel il commandait aux autres diables ».17

 

Si on pense qu’au fin fond de cette terre d’Occident un humble ermitage templier gardait à lui seul la porte de l’Enfer, on imagine bien que ce lieu devait être une destination privilégiée pour tous les apprentis sorciers qui cherchaient à s’initier aux mystères de l’Occident.

 

Conclusion

 

Malgré le manque de documentation, l’attribution aux Templiers de la construction de l’ermitage de San Bartolomé d’Ucero est assez probable. 

 

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L’ermitage devait dépendre du couvent templier de San Juan d’Otero dans le diocèse d’el Burgo de Osma. La localisation de ce couvent templier est encore problématique même si la colline d’Ucero où se trouvent les ruines d’une église peut être envisagée comme une localisation probable mais non certaine. 

 

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Nous émettons l’hypothèse que la construction de l’ermitage de San Bartolomé par les Templiers aurait eu pour fonction d’exorciser le lieu où se trouvait une grotte identifiée comme la « porte de l'Enfer ».

 

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La pratique par l’ordre des Templiers d’un exorcisme à travers l’élévation d’un ermitage nous amène à nous interroger sur la religion des frères templiers et sur les accusations portées lors de leur procès au début du XIVe siècle à propos de l’adoration d’une idole nommée Baphomet. 

 

Le XIVe siècle verra le début des procès en sorcellerie conduits bongré malgré par la papauté installée à Avignon. Les études récentes sur la pratique de la magie et de la nigromancie au Moyen-Âge ont révélé à quel point entre le XIIe et le XIII siècle, époque où fut élevé l’ermitage templier de San Bartholomé, ces pratiques étaient regardées par la haute société médiévale comme une activité réservée à une élite de clercs et de savants et qu’on se refusait de considérer comme hérétique.

 

Dans ce contexte, l’hypothèse que la figure du Baphomet, qui était la représentation zodiacale du solstice d’hiver, la « porte des dieux » et le Paraclet des Templiers, pouvait enclore le démon Lucifer grâce à la magie démoniaque n’est pas totalement à écarter. 

 

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Dans le royaume de Castille ces pratiques magiques faisaient partie de la science des images astrologiques  considérée comme plus digne que la Géométrie par Johannes Hispalensis (1090-1150) dans son De Imaginibus traduit entre 1112 et 1128.

 

Même s’il faut attendre 1326 pour que l’Église romaine finisse par reconnaître le caractère hérétique de la magie et de la nigromancie, soupçonner les frères du Temple d’avoir honoré de telles figures lors de leurs chapitres entretient quand même un sérieux malaise.18

 

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S’il fallait trouver un responsable à cet état de faits, celui qui vient à l’esprit est maître Kyot le Provençal lui-même, alias Gervais de Tilbury. Ce personnage a tout à fait le profil pour transformer le calice qui a recueilli le sang du Christ en une pierre précieuse tombée du front de Lucifer.

 

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Cet anglais proche de la dynastie des Plantagenêt et familier de l’empereur germanique Otton IV de Brunswick était l’âme damnée des Templiers. Si, comme nous le pensons, il s’est rendu auprès d’Aliénor Plantagenêt et d’Alphonse VIII de Castille dans les années 1180-1182, la porte de l'Enfer lui était particulièrement destinée. 

 

Ce grand prêtre salomonien devait être dans son élément dans ce lieu où comme un bateau sans ancre l’âme dérive sur des eaux à jamais maudites de Dieu. 

 

par Jean-Pierre SCHMIT


 NOTES:

 

1. Soriaymas. "Ucero: quatre stèles médiévales"; 31/12/2011; Templarios en Soria; consultable sur: https://templariosensoria-wordpress-com.translate.goog/2011/12/31/ucero-cuatro-estelas-medievales/?_x_tr_sl=es&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc

2. Pascale Absi et Pablo Cruz, « La porte de la wak’a de Potosi s’est ouverte à l’enfer. La Quebrada de San Bartolomé », Journal de la Société des américanistes [En ligne], 93-2 | 2007, mis en ligne le 10 décembre 2012, consulté le 10 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/jsa/7823 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jsa.7823

3. Saint Bernard, le Sermon des douze étoiles, version relue et retouchée avec l'appui de la version publiée dans: Ecrits sur la Vierge Marie de Saint Bernard de Clairvaux; édition Médiaspaul; 1995

4. Wolfram von ESCHENBACH. Parzival (Perceval le Galois). Tome II; traduction, introduction et notes de Ernest TONNELAT; editions Aubier Montaigne; 1977; Livre IX, p. 23

5. Cette anecdote est retranscrite par l'abbé cistercien Raoul de Coggeshall dans sa Chronicon Anglicanum, ed Joseph Stevenson. pp.121-125

6. En France, ce n’est pas l’Église romaine qui va initier les procès en sorcellerie mais la justice royale. Le roi de France Philippe le Bel attaque là où ça fait mal. Au début du XIVe siècle, l’Église est clairement accusée de complaisance à propos des pratiques de magie rituelle avec invocations aux démons qui sont considérées par la cour du roi de France comme des pratiques hérétiques. Cela va donner une série de procès en sorcellerie comme celui du pape Boniface VIII en 1303-1311, des Templiers en 1307-1314, de Guichard, évêque de Troyes, en 1308-1314, d’Enguerrand de Marigny en 1315, du cardinal Caetani en 1316, de Mahaut d’Artois en 1317, de l’évêque de Cahors Hugues Géraud en 1317, de l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin en 1318, etc. Tous ces procès en sorcellerie vont contraindre le pape Jean XXII a lancer une grande consultation doctrinale à l’automne 1320 sur le fait de savoir si la magie démoniaque est hérétique dans le sens où elle serait contraire au dogme de l’Église. La réponse est toute juridique puisqu’il sera considéré que les magiciens « dogmatisent par le fait » (facto dogmatizantes). La magie constitue donc non pas une opinion hérétique mais un « factum hereticale » .  Jean-Patrice BOUDET. Entre science et nigromance, p. 452

7. Wolfram von ESCHENBACH. Parzival; Tome II; op. cit. p. 23

8. BOUDET, Jean-Patrice. Entre science et nigromance : Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle). Paris : Éditions de la Sorbonne, 2006. pp. 125-126

9. Op. cit. pp. 126-127.

10. OP. cit. p. 127

11. Op. cit. p.127

12. Brunetto Latini (1220-1294) s’est rendu en Castille auprès du roi Alphonse X de Castille en 1260 en tant qu’ambassadeur de Florence. Brunetto Latini sera le professeur de Dante Alighieri à Florence. Si dans sa Divine Comédie Dante rend hommage à son ancien professeur, puisque lui et Virgile rencontrent Brunetto Latini au chant XV, il le retrouve tout de même dans le septième cercle de l’Enfer parmi les sodomites.  Capture dcran 2022 04 11 11293013. BOUDET, Jean-Patrice. Entre science et nigromance; op. cit. p. 128

14. Op. cit. p. 131

15. Heureusement en France comme à Paris, des théologiens s’insurgent contre l’astrologie et la magie. C’est la cas d’Abélard, de Guillaume de Conches, de Jean de Salisbury. Quant à Hugues de Saint-Victor, il écrit en 1137,dans son Didascalon, chapitre 15 du livre VI: inventée par Zoroastre, roi des Bactriens, par Cham, l’un des fils de Noé, ou par Ninus, roi des Assyriens, « la magie n’est pas admise au sein de la philosophie, elle en est exclue. Trompeuse dans ses prétentions, maîtresse de toute iniquité et de toute malice, mentant sur le vrai, mais faisant vraiment tort aux âmes, elle détourne de la religion divine, entraîne au culte des démons, introduit la corruption des moeurs, et pousse les esprits à toute espèce de crime et d’abomination. » Jean-Patrice BOUDET. Entre science et nigromance; p. 210

16. BOUDET, Jean-Patrice. Entre science et nigromance; op. cit. p. 213

17. GERNER, Dominique. Les Oisivetez des emperieres, traduction des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury par Jean de Vignay; édition du ms Rothschild n°3085 de la bibilothèque Nationale de Paris; Strasbourg, 1995; Tome II, chapitre XX, p. 92

18. Au début du XIVe siècle, la magie savante fait partie de la culture des élites cléricales, même au sein de la curie romaine. On accusera après sa mort le pape Boniface VIII (1294-1303) d’avoir adoré une idole renfermant un esprit diabolique - accusation déjà portée à l'encontre d'un autre pape, Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an 1000, et cette pratique semble assez répandue puisque Guichard, évêque de Troyes, Enguerrand de Marigny et Matteo Visconti seront accusés des mêmes faits. Il n’y a aucune raison de penser qu’il en soit autrement pour les Templiers même si avec Baphomet nous avons probablement affaire au prince des démons et non à des démons de seconde zone comme avec les personnages précités. Jean-Patrice BOUDET. Entre science et nigromance; p. 471-472e

 

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