Montsalvage et l'ordre des Templiers

 

Herr Wolfram von Eschenbach; Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 149v

 

L'ermite parla ainsi: « C'est chose qui m'est bien connue: de vaillants chevaliers ont leur demeure au château de Montsalvage, où l'on garde le Graal. Ce sont des Templiers qui vont souvent chevaucher au loin, en quête d'aventures. (...) Je veux vous dire quelle est leur subsistance: tout ce dont ils se nourrissent leur vient d'une pierre précieuse, qui en son essence est toute pureté. Si vous ne la connaissez pas, je vous en dirai le nom: on l'appelle lapsît exilis. C'est par la vertu de cette pierre que le phénix se consume et devient cendres; mais de ces cendres renaît la vie (...) Il n'est point d'homme si malade qui, mis en présence de cette pierre, ne soit assuré d'échapper encore à la mort pendant toute la semaine qui suit le jour où il l'a vue. (...) S'ils étaient en présence de la pierre pendant deux cents ans, ils ne changeraient pas; seuls, leurs cheveux deviendraient blancs. cette pierre donne à l'homme une telle vigueur que ses os et sa chair retrouvent aussitôt leur jeunesse. Elle porte aussi le nom de Graal. »»

Wolfram von Eschenbach, Parzival (1205)

 

Dans la journée du mercredi 23 octobre 1940, une colonne de voitures noires se présente devant l'antique monastère bénédictin de Montserrat en Catalogne situé à cinquante kilomètres au nord-ouest de Barcelone. Une vingtaine d'officiers nazis en uniforme noir descendent des véhicules. Ils sont commandés par le Reichsführer SS Heinrich Himmler en personne, l'âme damnée d'Adolph Hitler. Ce sinistre cortège est accompagné par une délégation de responsables franquistes.

 

Les officiers SS ne font pas une visite de courtoisie, ils sont là parce qu'ils recherchent les traces du Graal. Himmler et ses acolytes sont persuadés que le château du Graal se situe dans la région des Pyrénées. Côté espagnol ou côté français, ils n'ont aucune certitude. Il faut dire que leurs sources sont minces. Ils ne pouvaient s'appuyer que sur deux œuvres allemandes du Moyen-Age: le roman Parzival du poète et chevalier allemand Wolfram von Eschenbach datant de 1205 et le roman Der Jüngere Titurel attribué au poète allemand Albrecht von Scharfenberg datant de 1270 environ.

 

Les nazis connaissent le nom du château du Graal. Il s'agit de Montsalvage, Munsalvaesche en allemand – étymologie assez proche de Montserrat, ce qui poussa les moines de ce monastère à laisser croire qu'ils étaient eux-même les gardiens du Graal.

 

Pendant la visite du monastère, Heinrich Himmler demanda au moine Andreu Ripol, un des rares moines de Montserrat à parler allemand, s'il existait dans la bibliothèque du monastère des archives concernant le Graal. Le moine fut bien embarrassé de montrer quelque trace que ce soit du fameux Graal. Il fit tout de même remarquer que si de tels documents avaient existé, ils auraient été emportés par les armées napoléoniennes qui avaient pillé le monastère en 1811.

 

Le Reichsführer SS était manifestement déçu. Il venait de comprendre qu'il ne ramènerait aucun élément tangible du Graal. il aurait pourtant bien aimé en exhiber quelques traces dans son propre château du Graal dans la forteresse de Wewelsburg en Westphalie, siège de la SS. Himmler avait fait aménager ce château pour en faire le centre spirituel et initiatique du Troisième Reich.

 

Ce n'est pas la première fois que les Nazis rôdaient autour des lieux emblématiques dans la région des Pyrénées. Pendant un temps, Heinrich Himmler avait fait confiance à un écrivain et archéologue allemand nommé Otto Rahn. Ce dernier avait publié en 1933 un ouvrage intitulé Croisade contre le Graal. Il en publiera un second en 1937: la Cour de Lucifer que Heinrich Himmler offrira à Hilter pour son anniversaire. Charmante attention, qui vaudra à Otto Rahn d'être incorporé à l'état-major des SS avec le grade de Obersturmführer. La thèse d'Otto Rahn était que le château de Montsalvage était la forteresse cathare de Montségur dans les Pyrénées ariégeoises.

 

Inutile de préciser que ni le monastère catalan de Montserrat ni la forteresse de Montségur ne furent des hypothèses concluantes pour situer le château du Graal gardé par les Templiers. Les interrogations du Troisième Reich de la race aryenne rêvant de régner pendant mille ans autour de la forteresse de Wewelsburg restèrent sans réponse - et ce fut heureux.

 

Quand on s'intéresse à l'emplacement du château du Graal décrit par les deux chevaliers allemands du Moyen-Age, qui se situe effectivement dans les Pyrénées, on aborde un sujet délicat. Sujet d'autant plus délicat que si les dirigeants du Troisième Reich avaient été capables de localiser Montsalvage et de déchiffrer les codes du Graal gardé par les Templiers, ils y auraient trouvé des éléments de la gnose et plus particulièrement de la gnose séthienne qui n'auraient fait sans doute que conforter leur sentiment de supériorité. Notre sujet mérite donc d'être traité avec circonspection.

 

Un des principaux foyers de diffusion de la gnose séthienne dans les premiers siècles de l'ère chrétienne venait de la cité d'Edesse. Cette cité chrétienne, située à la frontière de l'empire perse eut longtemps entre ses murs un fleurissant bazar où les marchands venus de Perse, d'Inde et d'Extrême-Orient cherchaient à négocier leurs marchandises qui étaient ensuite dirigées vers la cité d'Antioche, où elles étaient embarquées à destination de la grande cité de Constantinople.

 

C'est dans cette joyeuse ambiance de prospérité où des peuples de tous les horizons se côtoyaient qu'un homme nommé Bardesane (154-222), poète, philosophe et maître de l'astrologie chaldéenne va se convertir au christianisme dans les années 180 ap. J.C. Il deviendra bientôt diacre, puis presbyte de l'église d'Edesse. Bardesane fut un proche du roi d'Edesse Adgar (179-212), qui se convertit lui même au christianisme en 204 ap J.C.. Le roi Adgar fut considéré comme le premier roi converti de la jeune histoire du christianisme.

 

Mais Bardesane, dont on soupçonne qu'il fut l'auteur du très beau texte gnostique L'Hymne à la perle, semble avoir été pour ses disciples le promoteur d'une doctrine hétérodoxe qui produisit à Edesse un certain nombre de textes gnostiques comme les Actes de Thomas ou l'Évangile selon Thomas. L'apôtre saint Thomas passait pour avoir évangélisé tout l'Orient de la Perse au continent indien. Les latins avaient pris l'habitude de désigner les chrétiens d'Orient comme "les chrétiens de saint Thomas" - ce qui englobait différentes communautés chrétiennes comme les chaldéens, les nestoriens et d'autres. Vers une époque qui n'est pas encore bien déterminée, peut-être dans la première moitié du troisième siècle, les habitants d'Edesse réussirent à faire transférer les reliques de l'apôtre saint Thomas reposant en Inde dans leur église à Edesse. Ce transfert fut certainement profitable pour le commerce et pour la réputation d'Edesse car beaucoup de chrétiens d'Orient vinrent désormais dans cette ville pour honorer l'apôtre en pèlerinage.Faisant partie de l'empire romain, cité de commerce et de pèlerinage avec l'Orient, Edesse devint une formidable caisse de résonance pour toutes les idées nouvelles. Bardesane ne pouvait rêver de meilleur endroit pour diffuser les principes de sa doctrine sectaire. C'est ainsi qu'il est reconnu que Mani (216-277), prophète de la religion manichéenne, présente en Perse, en Extrême-Orient et jusque sur les bords du bassin méditerranéen, aurait été inspiré par la doctrine de Bardesane. La secte des bardesanites fut bientôt relayée dans la première moitié du IVème siècle par un autre personnage: Audi d'Edesse, archidiacre de l'église d'Edesse que l'on dit avoir été aigri par le fait de n'avoir pu accéder à la charge d'évêque. Il aurait finalement sombré dans les thèses gnostiques. Les chroniqueurs syriens lui attribuent de nombreux ouvrages gnostiques, dont l'Apocalypse des étrangers.

 

Edesse était bien loin de notre occident latin. Seul le témoignage en 384 d'une pèlerine nommée Egérie nous décrit des fastes du palais du roi Adgar. Elle nous raconte avoir lu les textes sur l'apôtre saint Thomas dans l'église de la ville. Remarquée par l'évêque, celui-ci lui fit découvrir les fastes de la cité et l'introduit dans le palais du roi Adgar où elle découvrit une fontaine pleine de poissons. Innocente Egérie! Savait-elle qu'elle se trouvait devant la fontaine de jouvence? La source close du palais du roi Adgar, où les gnostiques séthiens révélaient à leurs disciples leur vraie nature.

 

C'est finalement à travers une autre source que les latins vont être sensibilisés aux thèses de la gnose séthienne. Le premier texte connu semblait pourtant inoffensif. Il s'agissait de l'Opus imperfectum in Mattheum. Traduit en latin vers l'an 400 à Constantinople et longtemps attribué à saint Jean Chrysotome . Cet ouvrage, probablement rédigé par un écrivain arien, était inspiré d'un ouvrage plus ancien, nommé Scriptura Nomine Seth, ou Livre de Seth, rédigé au IIIème siècle de notre ère à Edesse ou dans sa région.

 

Le Livre de Seth avait inspiré toute une littérature en Syrie dont l'objectif essentiel était de s'évertuer à rendre orthodoxes les théories des gnostiques séthiens. Les séthiens étaient des chrétiens qui avaient largement puisés dans les vieilles croyances des prêtres mages de la religion mazdéenne de l'ancienne Perse selon laquelle un fils du prophète Zoroastre, Saoshyant serait engendré par une vierge se baignant dans le lac Hamoun-Hilmend. Saoshyant serait le nouveau messie qui établirait le règne de la justice sur Terre et ressusciterait les morts. Quand se manifestera son avènement, on verra une étoile brillante au milieu du ciel. Sa lumière l'emportera sur celle du soleil.

 

Voici ce que les textes inspirés du Livre de Seth nous révèlent d'autre à propos de cette religion des mages christianisés:

« Adam chassé du paradis, se serait réfugié dans la Caverne des Trésors de la Vie du Silence; là, avant de mourir, il cacha, avec son fils Seth, les dons symboliques qu'il avait emmenés du paradis: l'or, la myrrhe et l'encens. cette caverne était creusée dans une montagne, le « Mont Victorial », au- dessus de laquelle devait apparaître l'étoile annonçant la naissance du Sauveur. Prévenus par les révélations d'Adam et de Seth, douze mages, de génération en génération, se succédaient pour faire le guet au sommet de la montagne. lorsqu'ils virent l'étoile, ils allèrent chercher les présents symboliques dans la caverne et partirent. »

La Légende des Rois Mages, Marianne Élissagaray, p. 15

 

Cette présentation résumée de la tradition des mages reste bien entendue une version édulcorée des thèses séthiennes. Pour la secte gnostique, Seth n'était pas le fils d'Adam mais celui d’Ève avec une puissance supérieure. Les séthiens se considéraient comme une race supérieure à la race humaine. Ils se faisaient d'ailleurs appeler 'les étrangers'. C'était bien là l'objet de la révélation de leur vraie nature. Race d'élus parmi les hommes, ils étaient les gardiens des dons symboliques: l'or, la myrrhe et l'encens – que l'on peut associer à une triple sagesse, à savoir pour l'or, l'alchimie, pour la myrrhe, la médecine, et pour l'encens, l'astrologie de tradition chaldéenne. Seth passait pour l'inventeur de l'astrologie et plus généralement des sciences secrètes.  Parmi les oeuvres majeures de la secte,il faut citer le Livre secret de Jean, texte gnostique de la fin du II ème siècle de notre ère qui décrit la doctrine secrète des séthiens. La lecture de ce livre, réservée aux seuls initiés, était censée sauver l'âme de celui qui en prenait connaissance en lui révélant sa vraie nature. Soulignons que dans ce texte primitif de l'époque de Bardesane, Seth est encore le fils d'Adam - ce qui changera sous l'influence d'Audi d'Edesse un siècle plus tard. Nous n'avons pas encore de preuve que l'Occident médiéval ait connu directement l'ouvrage, mais la doctrine exposée dans ce livre a été transmise aux latins par d'autres sources - notamment par l'œuvre d'un alchimiste grec né au III ème siècle ap. J.C. et vivant en Egypte, Zozime de Panopolis.

 

Pour les séthiens, Saoshyant ne devait pas naître dans le lac Hamoun-Hilmend à côté duquel les Perses avaient fait bâtir sur le Mont Ushida un temple de mages pour observer l'étoile annonciatrice, mais devait se révéler à la source close du palais du roi Adgar. Source close, symbole de la gnose, au bord de laquelle on avait fait bâtir une église dédiée à la Vierge Marie – faisant de Jésus le nouveau Saoshyant ou le nouveau Seth redivivus.

 

Beaucoup de légendes circulaient à propos de la cité d'Edesse. Selon une de ces légendes, le roi Adgar qui régnait de manière très sage, souffrait d'un mal incurable qui le faisait beaucoup souffrir. C'est alors qu'il entendit parler d'un certain Jésus de Nazareth qui faisait disait-on des guérisons miraculeuses. Le roi s'adressa à lui et Jésus l'honora d'une lettre où il lui promettait de lui envoyer un de ses disciples pour le guérir. Après que Jésus fut monté aux cieux, saint Thomas, l'un des douze apôtres réunis à Jérusalem, envoya à Edesse un jeune disciple nommé Thaddée. Thaddée se dirigea sans faute vers le château du roi Adgar et, introduit dans son palais, il le guérit de sa maladie. c'est ainsi selon la légende qu'Edesse devint le premier royaume chrétien de l'histoire.

 

Cette légende ressemble beaucoup aux misères du roi du Graal contées par nos poètes médiévaux – à l'exception faite que le jeune Perceval ne pouvait guérir le roi malade car il ne savait pas qui il était - entendons: un disciple de la gnose, destiné à réformer le monde. C'est très probablement à travers l'histoire des États Latins de Terre Sainte que la légende se transmit aux conteurs occidentaux. on pense notamment à la période de la seconde croisade (1147-1149) qui avait justement pour but de délivrer la cité d'Edesse. La Seconde Croisade fut d'ailleurs un échec, et ni l'empereur germanique Conrad III ni le roi de France Louis VII ne furent capables de libérer Edesse. N'oublions pas non plus que parmi les trois premiers rois de Jérusalem, deux d'entre eux avaient été auparavant comtes d'Edesse. Les Templiers qui dans les premiers temps de leur existence ont partagé le palais du roi de Jérusalem Baudoin II (1118-1131), qui avait été lui-même pendant dix-huit ans comte d'Edesse, avaient probablement entendu parler de ces fables.

 

Paradoxalement, la science des mages que certains Templiers garderont jalousement dans leur château de Montsalvage, ne leur vient pas directement de la cité d'Edesse qui était tombée aux mains des musulmans le 23 décembre 1144 mais à travers les écoles de traduction en Espagne dirigées par les chanoines réguliers. Car bien plus que les Templiers, ce sont les chanoines réguliers qui se sont intéressés de près au savoir des mages avec une fâcheuse tendance pour certains à transformer l'initiation sacerdotale selon l'ordre de Melchisédech en religion du prêtre Jean descendant des rois mages.

 

Il faut aussi préciser que le Graal gardé par les Templiers à Montsalvage dans les Pyrénées, n'est pas celui de Chrétien de Troyes – plutôt issu de la tradition des moines de Cluny, promoteurs des valeurs carolingiennes. Le Roman du Graal (1182) de Chrétien de Troyes aura le don d'exaspérer au plus haut point Kyot le Provençal – celui qui transmit le conte véritable au chevalier allemand Wolfram von Eschenbach.

 

Le Graal gardé par les Templiers à Montsalvage est lié au savoir des alchimistes qui produira non pas de l'or mais une merveilleuse médecine, ce qui finalement est beaucoup plus précieux pour un roi malade. Ce savoir fut transmis aux Templiers par les chanoines réguliers, défenseurs des idéaux de la Respublica christiana. Quand l'ordre des Templiers fut aboli en 1312, Montsalvage a été occupé par l'ordre des hospitaliers de Saint- Jean-de-Jérusalem devenus de Rhodes et enfin de Malte jusqu'à la Révolution française en 1789. Aujourd'hui on passe devant Montsalvage comme autrefois Egérie passait devant la fontaine du roi Adgar: sans savoir ce qu'elle avait à révéler. Il est vrai que pour les chevaliers de Montsalvage, adeptes de la gnose, comme pour le collège des mages des temps anciens, l'or, la myrrhe et l'encens restaient réservés à ce futur sauveur qui doit s'annoncer par un astre flamboyant.

 

article en préparation

Jean-Pierre Schmit

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